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Full text of "Odérahi, histoire américaine; : contenant une peinture fidelle des moeurs des habitans de l'intérieur de l'Amérique Septentrionale"

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Brown  University 
Purchased  from  the 


Louisa  D.  Sharpe  Metcalf  Fund 


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O D E R A H I , 

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HISTOIRE  AMÉRICAINE; 

CONTENANT 


une  peint u re  Ji  delle  des  ni  cou  rs 
des  hahitans  de  V intérieur  de 
l'Amérique  Sep  te  n tri  on  ale. 


Odérahi  est  la  sœur  aînée  d’ A TA  LA, 


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A V A R I S. 


{ BOISÉE  , Imprimeur, 

\ n°  21  ; 

PI  CH  A RD  , Libraire 

, n*?.  1 8 ; 

I DESENNE  , Libraire  , 
V galerie  de  pierre. 


rue  Hante-feuilïe', 
, quai  Voltaire  , 
Palais  du  Tribunal 


AVIS  DE  L'ÉDITEUR. 


Odéràhi  est  la  sœur  aîné  d’Atala; 
le  lecteur  saisira  facilement  dans  le 
caractère  des  deux  jeunes  femmes 
sauvages  les  traits  qui  établissent 
cette  parenté  : toutes  deux  ont  eu 
pour  mère  la  Muse  qui  aime  à 
peindre  les  hommes  de  la  Nature  • 
elles  n ont  pas  , il  est  vrai  , le 
même  père;  encore  se  trouve- t-il 
beaucoup  de  ressemblance  entre  les 
deux  amans  de  cette  Muse. 

Tous  deux  ont  éprouvé  cet  en- 
thousiasme qui  inspire  à une  jeune 
ame  la  description  des  mœurs  des 
sauvages;  tous  deux  ont  brûlé  du 
désir  de  vivre  avec  ces  hommes  de 
la.  Nature  , et  tous  deux  étaient 


1 


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il 


V] 

très-jeunes  lorsqu’ils  furent  inspirés 
par  elle» 

Odérahi  fit  son  entrée  dans  le 
monde  civilisé  dans  des  temps  peu 
favorables»  Quel  intérêt  pouvaient 
inspirer  les  malheurs  d’une  sauvage 
à des  lecteurs  qui  tous,  ou  presque 
tous , voyaient  leur  fortune  , leur 
existence  même  compromises  ? ce- 
pendant elle  fut  accueillie  deux  fois 
avec  assez  de  faveur  , mais  sans 
éclat.  Depuis  cinq  ans  , elle  par- 
courait paisiblement  sa  carrière 
littéraire  , trouvant  toujours  quel- 
que cœur  neuf  et  sensible  qui  s’in- 
téressait au  récit  de  ses  malheurs  ; 
mais  ce  calme  fut  troublé  lorsqu’elle 
vit  paraître  Atala. 

Un  indiscret  lui  dit  : « Cette 
Atala  dont  on  parle  tant,  est  votre 


É 


% • 

VI) 

\ 

sœur  cadette  ! » Odérahi  se  hâta  de 
la  voir  : à la  première  entrevue  , 
la  tendresse  fraternelle  s’émut,  elle 
s’écria  : « C’est  ma  sœur  ! même 
mère , même  patrie  ! » Mais  à ce 
premier  sentiment  succéda  bientôt 
une  jalousie  secrète  : elle  alla  se 
présenter  devant  son  tuteur  , et  lui 
dit  : « Ma  mère  a donné  le  jour  à 
une  fille  qui  vient  d’entrer  dans  le 
monde  ; on  l’admire,  on  la  célèbre, 
et  moi  presque  oubliée.....  cepen- 
dant , je  suis  aussi  tendre  , aussi 
fidelle  j » elle  allait  ajouter  aussi 
jolie  j son  tuteur  l’arrêta  : cc  N éta- 
blissez point  entre  vous  de  compa-» 
raison  , lui  dit-il  $ sans  doute  votre 
sœur  a des  qualités  réelles  et  très- 
estimables  , puisqu’elle  est  généra- 
lement estimee  ; contentez-vous  du 


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succès  que  vous  avez  obtenu  , quoi- 
que vous  ne  fussiez  pas  connu  sous 
votre  nom  propre  , et  que  vous 
n’ayez  paru  qu’avec  d’autres , dans 
une  collection  de  petits  formats , 
sous  celui  de  Veillées  Américaines. 
Laissez  votre  sœur  à son  tour  par- 
courir sa  carrière.  — Mais  elle  a 
paru  trois  fois  sur  le  théâtre  litté- 
raire ; je  ne  suis , quoique  Y aînée  9 
qu’à  ma  seconde  \ pourquoi  ne  me 
présenterai-je  pas  encore?  Le  goût 
du  public  se  prononce  enfin  pour 
des  peintures  douces  , des  senti- 
mens  naturels  et  tendres  ; je  mar- 
cherai à côté  de  ma  sœur  ; ceux 
qui  aiment  Àtala  aimeront  égale- 
ment Odérahi.  On  me  placera  près 
d’elle  , et  nous  ne  nous  quitterons 
plus.  Que  cette  réunion  aura  de 
charmes  ! » 


IX 


Qu’un  tuteur  a de  faiblesse  ! celui 
d’Odérahi  ne  put  résister  à ses 
instances  ; il  lit  les  frais  d’une 
apparution  nouvelle  pour  sa  pupille 
qu’il  aimait , sans  le  dire , autant 
que  ses  propres  enfans.  Puisse  cette 
dépense  n’être  pas  en  pure  perte 
comme  celle  que  font  inutilement 
tant  d’autres  pères. 


Nota.  Ces  lettres  furent  écrites^ 
dans  le  dix -huitième  siècle  , par 
un  Français  , fait  prisonnier  par 
les  Sauvages  sur  les  frontières  du 
Canada.  Le  style  annonce  que  ce 
fut  pendant  le  cours  de  sa  captivité 
qu’il  traça  ce  récit,  qui  fut,  après 
sa  mort  , vendu  par  ses  hôtes  à 
des  chasseurs  Canadiens. 


’\ 

V 


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I • 

O D É R A H I fi), 

HISTOIRE  AMÉRICAINE. 

Eugénie  ! toutes  les  espérances 
qui  fleurissaient  dans  mon  cœur , 
comme  de  jeunes  plantes  échauffées 
par  le  soleil , ont  été  flétries- par  le 
sort  : elles  sont  étendues  sur  la 
terre,  et  ne  donneront  pas  de  fruits! 
mes  pieds  ne  fouleront  plus  l’herbe 
de  la  prairie  que  je  parcourais  avec 
toi  dans  les  premières  lunes  de  ma 
vie  : mes  yeux  ne  suivront  plus  le 
cours  de  la  riviere  qui  l’arrose  : mes 
oreilles  n’entendront  plus  les  chants 
mélodieux  de  la  fauvette  et  àu  ros- 
signol qui  célébraient  le  retour  de 
la  lune  des  fleurs  j je  ne  m'asseoirai 
jamais  sur  ta  natte , ô mon  Eugénie  ! 

J’ai  vu  les  arbres  se  couvrir  deux 
fois  de  fleurs  et  de  fruits  ; les  neiges 
ont  couvert  deux  fois  les  montagnes 
depuisque  ma  main  a cessé  de  tracer 
sur  le  blanc  les  pensées  de  mon  es- 
prit , les  sentimens  de  mon  cœur  : 

(i ) Oderalu  signifie  colombe  en  langue 

udouessiouse#  ° 

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a 0 D É II  A II I. 

le  fleuve  du  temps  qui  m’entraîne 
m?a  fait  traverser  d'immenses  dé- 
serts, voguer  sur  des  lacs,  remonter 
des  rivières,  parcourir  des  forêts  $ 
une  longue  suite  d îles , de  coteaux, 
•de  montagnes  a passé  devant  mes 
yeux  ; je  n’ai  pu,  une  seule  fois  , 
attacher  ma  pirogue  au  tronc  d’un 
arbre  , rri*asseoir  à son  ombre  pour 
pleurer,  la  tête  cachée  dans  mes 
mains  appuyées  sur  mes  genoux  ; 
je  n’ai  pu  te  dire  sur  le  blanc , que 
je  t’aime  toujours  j que  mon  ame  , 
semblable  à une  colombe  , que  des 
en  fans  ont  attachée  à un  long  fil  , 
vole  sans  cesse  vers  toi,  pour  se 
reposer  sur  ton  cœur  , et  retombe 
dans  la  nuit  de  la  mort  ; comme 
la  colombe  qui  s’envolait  vers  sa 
compagne  , se  trouve  arrêtée  , et 
retombe  palpitante  sur  la  terrç, 

A présent  que  je  suis  assis  en  paix 
sur  ma  natte , ma  main  accoutumée 
à tendre  une  flèche , à manier  une 
rame,  un  casse-tête  ,s\est  endurcie  ; 
mes  doigts  ne  peuvent  conduire  ma 
plume  qu’avec  peine  <;  mon  esprit, 
jàoyé  dans  le  torrent  des  événemens 


OD  É RA  H T.  3 

qui  se  sont  écoules  , ne  sait  où 
prendre  terre  ; semblable  a un  oi- 
seau battu  par  la  tempête,  il  ne 
connaît  plus  sa  route  : la  langue  de 
mon  pays  est  presque  effacée  de 
ma  mémoire  : mon  cœur  brûle  du 
désir  de  te  parlet  de  ses  peines  9 
mais  tu  ne  peux  l’entendre.  Une 
jeune  femme  est  assise  sur  ma 
natte  ; elle  est  douce  et  belle  comme 
toi  ; 1 esprit  brille  dans  ses  yeux  j 
le  feu  de  l’amitié  fait  palpiter  son 
cœur  ; elle  se  plaît  à m’apporter’ 
des  ecorces  blanciies  , à exprimer 
ie  suc  des  plantes  dans  une  coquille 
pour  que  je  puisse  t’écrire  5 elle 
m aime;  mais  elle  ne  peut  être  que 
ma  sœur , toi  seule  est  mon  épouse  t 
c mon  cœur  est  comme  un  enfant 
européen  , que  la  femme  qui  l’a 
nourri  remet  entre  les  mains  de  sa 
mère  ; il  ne  la  reconnaît  pas , résiste 
a ses  caresses,  pousse  des  cris  plain- 
tifs et  se  débat  avec  force,  lorsqu’il 
voit  sa  nourrice  le  quitter  : et  quand 
il  ne  Faperooit  plus , il  reste  étendu 
sur  la  terre , près  de  la  porte  de  la 
cabane , et  repousse  ceux  qui  yen- 

A 2 


lent  le  consoler.  Je  suis  assis  sur 
ma  natte , triste  et  silencieux  ; mes 
pleurs  tombent  sur  l’écorce  blan- 
che : je  n’entends  pas  les  paroles 
cVamitié  que  me  dit  la  jeune  femme 
qui  est  auprès  de  moi. 

Grand-Etre , dont  la  volonté  puis- 
sante m’a  séparé  de  celle  que  j’ai- 
mais, j’obéis  à ta  voix  ! je  n’ose 
pas  me  plaindre  $ ruais  du  moins 
conduis  ma  main  roidie  par  la 
fatigue  ! fais  que  je  puisse  tracer 
ma  vie  sur  le  blanc  et  faire  voler 


remplirent  l’air  d’une  brume  épaisse 
et  brûlante  qui  corrompit  toutes 
nos  provisions  : la  laim  qui  rompt 
les  liens  qui  unissent  les  hommes 
entre  eux,  nous  sépara  les  uns  des 
autres.  Je  quittai  le  fort  et  pénétrai , 
avec  quelques  amis,  jusqu  aux  lacs 
de  l’intérieur, conduits  par  le  gibier 
qui  fuyoit  devant  nous,  et  par  l’es- 
pérance qui  nous  montrait  de  loin 
v la  grande  cabane  des -Français. 

Nous  avions  dressé  notre  eaba- 
- nage  dans  une  clarière , au  milieu 


J. 


O ü É R A H I.  , 5 

• + 

d’une  foret  ; nous  dormions  paisi- 
blement , après  nous  être  rassasiés 
de  la  chair  d’un  orignal  ; des  hommes 
des  bois  entrèrent  en  renards  dans 
notre  hutte  , enlevèrent  nos  fusils  f 
nos  munitions,  et  redoutant  la  ven- 
geance  des  hommes  barbus  , ils 
nous  frappèrent  avec  leurs  casse- 
têtes.  J’avais  reçu  un  coup  sur  le 
crâne  ; je  roidis  mes  membres  pour 
faire  le  mort , afin  de  me  sauver. 
Lorsqu’ils  furent  partis  , je  versai 
des  larmes  sur  les  corps  de  mes 
compagnons  et  me  glissai  sous  des 
arbustes  $ là  je  bandai  ma  plaie 
avec  des  feuilles  et  des  lianes. 

Je  marchais  pendant  la  nuit,  et 
nie  cachais  pendant  le  jour,  comme 
le  daim  poursuivi  par  des  chasseurs  : 
je  fus  découvert  par  une  troupe 
d’hommes  des  bois  , différens  de 
çeux  qui  m’avaient  blessé  : ils  ac- 
coururent à moi  en  poussant  des 
cris  aigus  , me  garottèrent  avec 
des  bandes  de  cuir  , et  m’entraî- 
nèrent a leur  pirogue , dans  la- 
quelle ils  m e tendirent  comme  un 
cadavre. 


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ê ODER  A H ï. 

Lorsque  la  lune  sortit  de  derrière 
les  montagnes , ils  me  portèrent  u 
terre  , m’attachèrent  les  pieds  et 
fes  mains  à quatre  pieux  ; une 
lanière,  passée  autour  de  mon  col, 
était  tenue  par  plusieurs  Indiens  > 
en  sorte  qu’il  m’était  impossible  de 
faire  quelque  mouvement,  sans  les 
réveiller  tous.  Je  vis  auprès  de  moi 
d’autres  prisonniers,  que  je  reconnus 
pour  être  de  ces  Iroquois,  que  les 
Robes  noires  ont  rendu  leurs  es- 
claves. Nos  ennemis  se  reposaient  r 
pendant  le  jour  , sur  des  peaux 
d’ours , à l’abri  de  leurs  pirogues 
renversées  et  soutenues  par  un  pieux^ 
nous  étions  étendus , presque  nus  , 
sur  la  terre  ; les  moustiques  nous 
dévoraient  : la  nuit  ils  nous  repor- 
taient à leurs  pirogues  et  conti- 
nuaient leurs  routes.  Les  sauvages 
s’arrête rent  près  du  lac  Ouinipike  f 
à l’un  des  bords  de  la  rivière  Bour- 
bon sur  lequel  est  bâtie  une  grande 
cabane palissadée , où  les  Canadiens 
viennent  échanger  leurs  fourrures 
avec  les  Killistinoës , les  Assénipoëls 
qui  habitent  les  bords  du  Grand- 


O D Ê R A H I.  7 

père  des  eaux  , et  les  Mahas  qui 
'vivent  dans  les  terres  de  l'ouest. 
L’espérance  rne  faisait  croire  que 
je  serais  bientôt  délivré  par  ces 
Canadiens  ; un  coup  de  fusil  me 
lit  tressaillir  : je  fixai  mes  regards 
sur  l’endroit  d’où  il  était  parti;  je 
vis  des  Français  , coureurs  de  bois, 
qui  chassaient  sur  la  colline;  mon 
plaisir  fut  presqu’aussï  vif  qu’il  le 
serait  , si  j’avais  le  bonheur  de  te 
revoir  : je  poussais  de  grands  cris  9 
pour  qu’ils  vinssent  me  délivrer  ; 
lés  Indiens  me  Couvrirent  la  bouche 
avec  des  fourrures  , et  voguèrent 
Sous  les  érables  jusques  à une  petite 
île  dans  laquelle  ils  se  Cachèrent  : 
lorsque  la  lune  les  éclaira , ils  ra- 
mèrent avec  tant  de  force,  que  letf 
arbres  passaient  devant  moi  comme 
des  oiseaux. 

ï^eus  arrivâmes  enfin  à leur  pays  j 
alors  toutes  mes  espérances  s’envo- 
îèrènt;  mon  aine  plia  sous  le  poids 
de  ia  douleur , comme  un  jeune 
arbre  plie'  soûS  le  poids  d’uri  oiseau 
de  nuit  : une  voix  secrète  me  disait 
que  je  ne  te  reverrais  jamais  : je; 


8 O D É R A H I. 

me  laissai  tomber  au  fond  de  la 
pirogue  , soupirant  après  ia  mort. 
Les  Iroquois  virent  la  cime  des 
montagnes  tracée  sur  l’horizon , ils 
chantèrent  la  chanson  de  mort  d’un 
ton  lent  et  lugubre  ; ils  dirent  : 

«Je  vais  mourir  ! les  bourreaux 
vont  déchirer  mes  membres,  brûler 
mes  chairs,  arracher  mes  nerfs  im- 
plantés dans  mes  os , mais  la  dou- 
leur ne  fera  pas  rider  mon  front  , 
ni  baisser  mes  sourcils;  mon  corps 
restera  immobile , comme  un  arbre, 
contre  lequel  on  lance  des  flèches  : 
je  mourrai  en  brave  guerrier  et  j irai 
dans  le  pays  des  âmes  : tous  les 
guerriers  se  rassembleront  autour 
de  moi  ; je  chanterai  mes  exploits  j 
le  bruit  en  courra  de  bouche  en 
bouche;  les  pères  de  ma  nation  me 
reconnaîtront  pour  leur  fils  : nos 
âmes  reviendront  sur  la  terre  pour 
exciter  nos  enfans  à la  vengeance  , 
et  les  engager  à exterminer  ces 
femmes,  qui  n’osant  pas  nous  atta- 
quer pendant  le  jour,  nous  ont 
surpris  endormis  sur  nos  pirogues  1 
« Je  vais  à la  mort  $ les  bourreaux 


ODÉRAHI;  9 

vont  déchirer  mon  corps , mais  il 
restera  immobile  comme  un  arbre 
contre  lequel  on  lance  des  flè- 
ches ! » 

Ces  tristes  accens  se  gravèrent 
dans  mon  esprit  y je  les  répétais  sans 
les  comprendre  ; comme  l’écho  des 
montagnes  : tout-à-coup  les  bois 
retentirent  de  cris  affreux  $ des 
troupeaux  de  buffles  effrayés  en 
sortirent  pour  passer  le  fleuve  à la 
nage  ) ils  furent  suivis  par  une  foule 
d’hommes,  de  femmes  et  d’enfans 
qui  accoururent  sur  nous , comme 
des  loups  affamés.  Les  jeunes  captifs 
prirent  l’attitude  fière  et  menaçante 
d’un  guerrier  qui  provoque  sort 
ennemi  au  combat  3 ils  entonnèrent 
la  chanson  de  mort  ; ils  insultèrent 
les  bourreaux  qui  nous  couvrirent 
de  plaies  en  nous  frappant  avec  dés 
branches.  Les  enfans  nous  enfon- 
çaient des  epines  dans  les  jambes  y 
des  vieillards  décrépits  nous  décou- 
paient les  chairs  avec  des  coquilles  ; 
les^  femmes  , surtout , nous  mor- 
daient les  lèvres  , nou&  frappaient 
les  mains  : les  Iroquois  immobiles 

A 5 


po  ODÊ  R A:  H T. 
comme  des  rochers , crachaient  ai* 
visage  de  ceux  qui  leur  brûlaient 
les*  doigts  dans  des  pipes. 

L'idée  du  Grand-être  se  présenta 
à mon  esprit,  et  me  fit  soutenir  la 
douleur  avec  courage  ; je  m'écriai 
d'une  voix  fonte  : ce  Tourmens  af- 
freux qui  déchirez  chaque  partie  de 
mon  corps,  inquiétudes  dévorantes 
qui  rongezïdepuis  si  long-temps  mon 
cœur  , en mnpesant  qui  fatigue  mon 
esprit , noires  idées  dont  mon  ame 
se  repaît sombre  mélancolie  , sen- 
sibilité excessive  qui  avez  empoi- 
sonné mes  plus  faibles  plaisirs  , et 
vous  tous , maux  attachés  à l'huma- 
nité, je  vous  brave,  je  vous  délie  : 
le  Grand-être  m'a  donné  une  ame 
elle  est  immortelle  , vous  ne  pouvez 
la  détruire  ; un  jour  elle  goûtera  la? 
suprême  félicité  ! » 

Les  jeunes  captifs  applaudirent  à 
mon  courage;  il  alluma  la  colère* 
des  bourreaux,  quisarrêtèrentpour 
nous  tourmenter  encore  ^ évitant 
avec  soin  de  nous  porter  des  coups, 
jgnortels. 

, |Î3;  nous  conduisirent  dans  une4 


' é Û É $ À MT:  fi 

prairie',  an  milieu  de  laquelle  étaient 
dressées  des  tentes  de  cuir,  et  nous 
laissèrent  entre  les  mains  de  ceux^ 
qui  en  sortaient.  Ges  nouveaux  en- 
nemis posèrent  sur  nos  têtes  des; 
couronnes  de  plumes  , nous  bar-3 
feduillèrent  le  corps  de  noir*  , de 
rouge  et  de  blanc  < nous  mirent 
dans  lés  mains  des  bâtons  recou- 
verts de  peaux  de  eigne,  et  nous* 
firent  passer  entre  deux  haies  de* 
femmes  qui  nous  accablèrent  do 
coups  : les  Iroqu ois  marchaient  len- 
tement4, en  triom  phe  , comme  dan  s 
une  cérémonie.  Nous  fûmes  escor- 
tés de  cette  manière  jusqu’au  milieux 
de  la  place  r au  centre  de  laquelle* 
étaient  six  poteaux  de  mort  , en- 
tourés de  branches  sèches,de$tinée& 
a nous  brûler  : ils  nous  firent  entrer 
dans  une  cabane  très* sombre  ; nous; 
attachèrent  à de  gros  pieux  , lais- 
sant auprès  de'  nous  des  viandes; 
cuites  et  du  mahis  rôti. 

kes  jeunes  Iroquoïs  mangèrent  en* 
pariant  entr’eux  et  riant  aux  éclats* 
ils  s’endormirent  et  ronflèrent  r 
comme  s’ils  venaient  d’un  festin^ 

A 6 


/ 


) 

12  OBÉRA  HI, 

Deux  fois  le  soleil  fit  entrer  ses 
rayons  dans  notre  cabane , entre 
les  peaux  qui  la  couvraient  $ le 
troisième  jour  , des  hurlemens  af- 
freux me  firent  tressaillir  : les  In- 
diens renversèrent  la  tente  et  pous- 
sèrent des  cris  de  joie  en  voyant, 
leurs  victimes  : je  n’aperçus  encore 
que  des  Hurons  qui  nous  tourmen- 
tèrent ; les  Iroquois  chantaient  avec 

force  : x 

«c  Vils  Hurons  ! notre  nation  a 
jonché  la  terre  des  cadavres  de  vos 
guerriers}  elle  a renversé  vos  huttes  > 
comme  le  vent  renverse  l’herbe  de 
la  prairie  j elle  a brûlé  vos  femmes, 
vos  enfans  ; nos  vieillards  ont  bu 
dans  leurs  crânes  ! vous  avez  fui , 
comme  des  daims  timides  , chez 
une  nation  de  femmes  , mais  les 
guerriers  de  ma  nation  vont  arriver 
par  le  grand  fleuve  ï j’entends  leurs 
voix  sonores  qui  vous  font  trem- 
bler dans  vos  cabanes  ! les  voilà  1 
ils  vous  assomment  , comme  des 
pigeons  endormis  ; ils  brûlent  vos 
tentes  ; les  flammes  éclairent  les 
cadavres  de  vos  femmes,  de  vos 


1 


JL 


- ODÉRAHI.  i3- 
enfans  étendus  sur  la  terre.  Que  je 
suis  joyeux  ! mon  aine  boit  ie 
plaisir  ! Frapp  ez  ! frappez  ! guerriers 
clés  cinq  nations  iroquoises  , qu’il 
ne  reste  pas  un  seul  de  ces  vils 
Hurons  1 ils  fuiront  devant  vous  9 
jusqu’à  ce  que  les  grandes  eaux  les 
arrêtent  ; alors  vous  les  forcerez  à 
s y.  précipiter  du  haut  des  rochers 
qui  les  bordent  !.  ..  Ma  voix  vous 
fait  pâlir  ; vous  tremblez  , que  sera- 
ce,  lorsque  le  cri  de  guerre  des 
Iroquois  frappera  vos  oreilles  !... 
Quoi  1 vous  ne  me  tourmentez  plus  ! 
la  fatigue  retient  elle  vos  bras  , ou 
‘ craignez-vous  que  mes  liens  ne  se 
rompent?  n’ayez  pas  de  crainte  ; je 
n’ai  jamais  frappé  de  femmes  ! Eh  ! 
que  je  suis  malheureux  d’être  brûlé 
par  elles  ! je  ne  mourrai  pas  en 
guerrier  : Allons  ! faites  donc  rougir 
des  pierres ; appliquez-les  sur  mes 
chairs  ; enlevez  ma  chevelure.  Posez 
sur  ma  tete  un  gros  caillou  rougi 
au  feu  ; mettez  des  charbons  dans 
ma  bouche  > pour  que  je  ne  puisse 
plus  vous  cracher  au  visage  ! Je 
pourrai  dire , en  arrivant  au  pays 


OÜ 


f'S 


dès  âmes  : j e suis  mort  en  brave  f îfs? 
nfont  ouvert  lë  ventre,  y ont  jeté' 
dès  cailloux  de  feu  ! Les  guerriers* 
me  répondront1:  cela  est  bien;  nous' 
reconnaissons  notre  fils  » 
ç Les  bourreaux*  irrités  mirent  té* 


feu  aux  fagots  , et  bientôt  ils  furent 
dévorés  par  les  flammes  ; alors  ils 
se  précipitèrent  sur  moi , et  me* 
déchiraient  les  chairs  , lorsqu'une 
Jeune  fille  , belle  comme  un  sassa- 
fras en  fleurs , éloigna  ces  hommes 
teints  dé  sang",  et  dansa  devant  moi 
eu  chantant  : elle  me  regardait:  d’un 
air  doux  , comme  une  mère  qui 
contemple  son'  enfant  : ses  gestes 
lire  révoltaient  ; j’étais  tenté  de  lui 
cracher  au  visage  ; je  croyais  qu’elle 

insultait  à mort  malheur  : elle1  me 

■# 

parut  plus  féroce  que  le  tigre  dont' 
la*  peau  est  douce  y et  dont  le  cœur 
a soif  der  sang;  Un  vieux  guerrier 
s^approcha  d’elle , et  l’éloigna , en 
îüi!  disant:  v 1 

J ce  Jeune  O'derahi  , laisse  «nous 
dévorer  cet1  Homme-barbu  Fil  faut 
que  son  sang  rafraîchisse  nos  âmes 
Brûlées  par  la  soif  de  la  vengeance,. 


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O B È W A H T.  iS 
Tandis  que  nos  femmes  , assises  au* 
pied  d’un  arbre  , faisaient  rôtir  les* 
chairs  d’un  orignal,  pour  le  repas, 
des  chasseurs^  des  Hommes-barbus 
les  ont  saisies , après  leur  avoir  fait; 
des  présens  ; ils  ont  appliqué  leurs 
bouclies , ils  ont  posé  leurs  mains 
sur  les  mamelles  qui  nourrissent 
nos  enfans  : nous  serions  des  lâches 
si  nous  ne  brûlions  pas  la  bouche 
et  les  mains  de  cet  Homme-barbu  ! 

co  Nos  chasseurs  ont  trouve  le& 
cabanes  de  mort  de  nos  guerriers 
brisées  et  renversées  fleurs  cadavres 
nus  et  dévorés  par  les  loups  f il 
n y a que  des  Hommes-barbus  qui 
puissent  insulter  ainsi  les  morts  , 
pour  avoir  les  fourrures  dont  ils; 
sont  enveloppés  : nous  serions  des* 
enfans  ingrats,  si  nous  ne  brûlions, 
pas  cet  Homme -barbu  r pour  ap*» 
paiser  les  âmes  de  nos  parens  irri- 
tés !*  éloignes  toi,  jeune  Odérahi  ?r 
que  nos  femmes  lavent  leurs  bou^: 
cbes*  et  leur  sein  dans  le  sang' de  gq* 
prisonnier  \ » > 

La  jeune  femme  repoussa  le  guen* 
irier  ^ et  dit  ; Nadouëssis , qu;u 


! 


\ N ' - V " 

s\  ' I V ’ 

x ■>]  ; 

i-6  ODÉRAHI. 

écoutez  les  paroles  des  esprits  ; qui 
allez  toujours  où  ils  vôus  disent 
d’aller  > et  faites  ce  qu’ils  vous  disent 
de  faire  } écoutez  les  paroles  que 
l’esprit  m’a  fait  entendre  î ne  les 
laissez  pas  tomber  sur  la  terre  , 
afin  que  les  esprits  ne  soient  pas 
irrités  contre  vous  ! 

« Je  dormais  sur  ma  natte  : l’esprit 
s’est  placé  sur  ma  tête  ; il  m’a  fait 
voir  un  jeune  Homme- barbu  assis 
sur  la  natte  de  mon  père,  il  m’a 
dit  ; — Adopte  ce  prisonnier  pour 
ton  frère  ! — C’est  lui  que  je  vois 
attaché  au  poteau  de  mort  r jetez 
, loin  de  vous  les  instrumens  du  sup- 
plice; éteignez  le  feu;  coupez  ses 
liens  ; je  veux  l’emmener  dans  ma 
tente  ; il  est  mon  frère  ! et  vous  , 
mes  sœurs,  allez  cueillir  des  plantes 
pour  ses  blessures.  ?> 

<•  En  même- temps , elle  détacha  mes 
liens , et  deux  guerriers  me  portèren  t 
à la  tente  de  cette  jeune  femme , qui 
me  suivait,  en  dansant  et  chantant 
comme  une  folle.  Je  vis  , en  entrant 
dans  cette  tente , un  vieillard  assis 
sur  une  natte  ; elle  étendit  une; 


ODËRAH I.  i7 

peau  d’ours  sur  la  terre,  on  me  posa 
dessus  :1e  vieillard  restait  immobile^ 
elle  lui  dit:  c<  voilà  ton  fils  de  retour 
du  pays  des  âmes  ; il  y a long  temps 
que  tu  pleurais  sur  sa  natte  aban- 
donnée; j’ai  dit  : il  faut  que  mon. 
frère  revive  : nous  l’aimions  trop 
pour  en  être  séparés  plus  long- 
temps ! je  le  remets  sur  ta  natte  , 
dans  la  personne  de  ce  prisonnier.  » 
Il  se  leva  comme  un  homme  qui. 
sort  d’un  profond  sommeil,  dansa 
autour  de  moi,  et  fit  tous  les  gestes 
d’un  père  qui  retrouve  son  fils  égaré: 
j étais  joyeux  comme  un  cerf  qui 
s’est  échappé  des  mains  des  chas- 
seurs , et  qui  vient  se  reposer  sous 
son  buisson  oii  il  lèche  ses  plaies. 

La  jeune  Indienne  appliqua  sur 
mes  blessures  des  plantes  pilées  9 
avec  de  la  terre  rouge  : elle  était 
empressee  autour  de  moi , comme 
une  mère  auprès  de  son  enfant  ; 
elle  me  donna  des  fruits  et  de  la 
liqueur  qui  coule  des  érables  à 
sucre;  ce  jus  rafraîchissant  éteignit 
le  feu  qui  brûlait  mon  sang  : elle 
me  lava  le  corps  avec  cette  liqueur 


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O E>  Ê R A H I. 

qui  imprimait  le  plaisir  à tous  mes 
membres  déchirés  parles  tourmens  : 
Ses  tendres1  regards  rassuraient  mon 

lJ 

cœur  effarouché  par  l’aspect  des 
bourreaux.  Mon  ame  reconnaissante 
s’éleva  vers  le  Grand-être  , pour  le 
remercier  de  m’avoir  arraché  au  sup- 
plice ; elle  abandonna  mon  corps  , 
qui  retomba  sans  force  sur  la  peau 
d’ours. 

•-  En  sortant  de  ce  sommeil  de  la 
mort , je  sentis  le  bras  de  ma  jeune 
mère  qui  était  passé  autour  de  moi > 
pour  me  soutenir;  j’appliquai  mes 
lèvres  brûlantes  sur  ses  mains , elle 
ne  les  retira  pas  ; ce  baiser  soulagea 
mon  cœur  agité  par  la  reconnais- 
sance. 

' Odérahi  me  fit  boire  des  eaux  de 
feu  pour  ranimer  mes  forces  abat- 
tues ; et  après  avoir  fait  infuser 
dans  l’eau  bouillante  des  plantes  , 
des  racines  , des  écorces  et  des 
cœurs  d’animaux:,  elle  les  appli- 
qua sur  mes  plaies  , elle  prenait  h 
peine  le  temps  de  la  préparer , 
revenait  auprès  de  moi  , arrêtait 
ses  regards  sur  moi*  * suivait  tous* 


À. 


O D È R A FI  I.  19 

mes  gestes;  au  moindre  signe  de 
douleur  , elle  soufflait  sur  mes 
blessures  de  cette  liqueur  qu'elle 
prenait  dans  sa  bouche , puis  mettait 
dessus  des  peaux  de  serpens. 

Mon  père  venait  pleurer  sur  mes 
mains,  et  sortait  pour  aller  cueillir 
des  plantes  nouvelles  ; pendant  ce 
temps  , ma  jeune  amie  assise  sur 
ma  natte,  les  genoux  et  les  bras 
croisés,  dans  Fattitude  d'une  mère 
qui  contemple  son  enfant  chérie  , 
lisait  dans  mes  yeux  , se  relevait 
pour  me  donner  à boire,  arranger 
ma  peau  d’ours  ou  m’aider  à changer 
de  position.  Quand  mon  père  était 
de  retour,  elle  pilait  les  plantes, 
les  posait  sur  mes  plaies  , après  avoir 
enlevé  avec  patience  celles  qui  s’é- 
taient attachées  à ma  peau. 

Lorsque  mes  souffrances  me  fai- 
saient soupirer , elle  laissait  tomber 
des  larmes  qui  rafraîchissaient  mont 
cœur,  comme  les  pleurs  de  la  nature 
rafraîchissent  la  terre  brûlée  par  le 
souffle  des  vents  ; elle  me  donnait 
sa  main  à baiser  ; ses  tendres  ca- 
resses adoucissaient  mes  peines.  En 


/ 


30  ODÉ  R A H I. 

voulant  lui  exprimer  toute  ma  re- 
connaissance , je  dérangeais  les  ap- 
pareils ; elle  m’arrêtait  les  bras  , 
parlait  avec  vivacité  , frappait  des 
pieds  d’impatience  : elle  était  in- 
quiète , comme  un  oiseau  qui  voit 
ses  faibles  petits  , s’essayer  à voler  } 
et,  pour  me  calmer , elle  me  cares- 
sait comme  un  enfant. 

Le  soleil  avait  éclairé  plusieurs 
fois  ma  tente;  toujours  il  avait  vu 
ma  jeune  mère  assise  auprès  de  son 
fils  ; toujours  il  m’avait  vu  triste  et 
pensif,  comme  un  père  qui  a perdu 
sa  famille  ; enfin  les  morceaux  de 
flèches,  les  épines,  les  éclats  de 
bois  qui  étaient  entrés  dans  mes 
chairs  en  sortirent  ; elles  devinrent 
fraîches  et  vermeilles  : ma  jeune 
mère , mon  père  Ourahou  dansèrent 
autour  de  moi , pour  exprimer  leur 
allégresse.  Odérahi  chantait  d’une 
voix  douce  et  sonore  , comme  celle 
des  vents  qui  mugissent  autour  des 
flancs  d’un  rocher  ; ils  disaient 
tour  à-tour: 

«<  Mon  frère  est  de  retour  du 
p$y$  des  âmes  ; tu  le  croyais  perdu 

* i 


/ 


V 


ODÉRAHI.  Mi 
pour  jamais  ; tu  le  pleurais  , la  tête 
cachée  dans  les  mains  ; le  voilà 
assis  sur  sa  natte  ; je  danse  autour 
de  lui.  Son  corps  était  déchiré  de 
plaies  , comme  un  vieil  arbre  , dont 
l’écorce  est  fendue  de  tous  les  côtés  ; 
il  s’est  redressé  ; sa  peau  est  unie 
comme  l’écorce  d’un  jeune  arbre  ; 
ses  joues  se  remplissent  et  se  cou- 
vrent du  coloris  des  fleurs;  bientôt 
il  t’apportera  les  dépouilles  d’un 
guerrier  qu’il  aura  vaincu. 

; — Mon  fils  , mon  cœur  bondit  de 
joie,  comme  celui  d’une  biche,  qui 
voit  rentrer  sous  la  feuiilée  son  jeune 
faon  long-temps  poursuivi  par  les 
chasseurs.  Toutes  les  lunes,  j’allais 
avec  Odérahi,  pleurer  à la  grande 
cave,  sur  les  os  de  mon  fils;  le 
voiia  assis  sur  ma  natte,  je  danse 
autour  de  lui. 

— ‘Mon  frère,  le  cœur  d’Odérahi 
palpite  de  tendresse  , comme  celui 
d’une  colombe  qui  bat  des  ailes  au- 
près de  son  époux,  échappé  des 
serres  du  vautour  : toutes  les  nuits, 
je  pleurais  sur  ma  natte , lorsque 
3 ^tendais  ton  ame  plaintive , er- 

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*a  ODÉRAfi  I. 
rente  autour  de  moi;  mais  te  voilà i 
lu  es  beau  comme  un  bon  esprit,  le 
feu  de  tes  yeux  a séché  mes  larmes; 
ta  voix  douce  comme  celle  du  rossi- 
gnol, a rassuré  mon  cœur  effrayé 
par  les  gémissernens  des  guerriers 
tués  dans  le  combat  où  mon  frère 
a péri  : tu  as  rempli  le  vide  de  ma 
tente. 

« Mon  frère  est  de  retour  du  pays 
des  âmes;  je  le  croyais  perdu  pour 
jamais  ; le  voilà  assis  sur  ma  natte  ; 
je  danse  autour  de  lui  ! » 

Un  soir,  tandis  qu’il  régnait  un 
profond  silence  , et  que  notre  tente 
n’était  éclairée  que  par  la  lueur  in- 
certaine de  quelques  tisons  embrâ- 
sés,  j’entendis  un  léger  murmure 
occasionné  par  le  vent  ou  par  le 
feu  ; Odérahi  chantait  , son  père 
l’interrompit. 

JC<  Odérahi,  dit-il , fermes  ta  bou- 
che ! N’entends- tu  pas  la  voix  de 
mon  épouse  Wanissa,  qui  vient  du 
pays  des  âmes , pour  remplir  le  vide 
de  ma  tente  et  calmer  notre  dou- 
leur ? 


— Oui , mon  père  , j’enfcentjs  la 
voix  plaintive  de  ma  mère  Wanissa; 
son  ame  voltige  autour  de  moi  ; je 


la  sens  , elle  fait  tressaillir  mon 
coeur.  ; > 


— Wanissa  ! douce  et  sensible 
Wanissa  ! tu  viens  pleurer  chaque 
jour  sur  la  natte  de  ton  fils  ! j’entends 

■ ^ » -mm  -a  _ " 


tes  soupirs  ; ils  déchirent  mon  cœur: 
n’est-il  pas  avec  toi  dans  le  pays 


des  âmes  ? 


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O ma  mère  Wanissa  , ton  ame 

IV  ! , 7 , . 1 I . M 


remplit  tonte  la  tente  , elle  imprime 
à mon  esprit  un  respect  religieux  , 
une  douce  émotion  à mon  cœur.  Tu 
es  assise  sur  la  natte  de  ton  fils  ; mes 
yeux  ne  te  voient  pas  , mais  mon 
ame  est  pleine  de  toi  ! ï* 

— Epouse  infortunée,  tu  viens 
te  reposer  sur  la  natte  de  ton  mal-  $ 


heureux  fils  ; tu  viens 


soupirs  à ceux  de  son  pe 
vois  encore  à travers  le  t 


n’est  plus,  te  jetant  sur  c 
sanglant , ramené  par  les  j 
tu  voulais  y faire  passer  1 
pour  le  ranimer,  et  tu  resta 


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r 


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!}  : 


a4  O D É R A H I. 

sur  ta  natte,  auprès  de  lui , prête  à 
descendre  dans  la  même  tombe  ! 

— O ma  mère  Wanissa , ton  cœur 
était  attaché  à celui  de  ton  fils  , 
comme  deux  arbres  qui  ont  cruen-v 
semble , dont  les  troncs  se  sont  unis  : 
quand  la  mort  vous  a séparés , elle 
a déchiré  ton  cœur  , comme  on 
déchire  les  arbres  amis , pour  les 
désunir  ; ton  ame  a suivi  la  sienne  , 
et  tu  as  laissé  ton  époux  et  ta  pauvre 
fille  pleurant  nuit  et  jour  sur  ta 
natte  de  mort  : tu  viens  joindre  tes 
soupirs  à leurs  soupirs  ! 

« O ma  mère  Wanissa  , restes  à 
présent  auprès  de  Pâme  de  ton  fils  ; 
ne  l'abandonnes  plus  ; le  vide  de 
notre  cabane  est  rempli;  nous  ne 
pleurons  plus!  voici  mon  frère  de 
retour  du  pays  des  âmes  ; je  danse 
autour  de  lui  : ne  viens  pas  mêler 
tes  soupirs  à nos  chants  d’allé- 
gresse ! 

Mais  non , reviens  encore  du 
pays  des  âmes;  amène  - nous  Taine 
de  ton  fils  , vous  vous  réjouirez 
avec  nous  ! » 

Pendant  qu’ils  chantaient  ainsi  9 

mon 


O D E R A H I.  25 
mon  cœur  s’éleva  vers  le  Grand- 
être  pour  le  remercier  de  m’avoir 
fait  asseoir  sur  la  natte  d’un  bon 
père. 

Lorsque  j’eus  changé  de  peau, 
comme  un  serpent , ma  j eune  mère , 
qui  brûlait  d’impatience  de  me  con- 
duire au  milieu  de  mes  frères  , de 
me  faire  voir  à ses  compagnes , se 
prépara  à me  revêtir  du  costüme 
de  sa  nation.  Ourahou  prit  de  ces 
petites  coquilles  que  les  nations 
de  l’Ouest  vendent  aux  Sioux  ; il 
s’en  servit  pour  arracher  l’un  après 
l’autre  , mes  cheveux  , ma  barbe 
et  tous  les  poils  de  mon  corps  $ car 
les  Indiens  , pour  ne  pas  ressembler 
à des  bêtes  fauves,  les  ôtent  avec 
le  plus  grand  soin  , et  nomment 
les  Européens,  hommes  barbus, par 
dérision.  Je  souffrais  plus  que  si 
mon  corps  avait  été  dévoré  par  les 
moustiques  ; je  roidissais  mes  nerfs 
pour  que  mes  parens  ne  me  crus- 
sent pas  indigne  d’être  guerrier. 

Odérahi  me  quitta  pour  préparer 
mes  vêtemens  et  broyer  de  la  terre 
rouge  et  bleue,  tandis  que  mon  père 

E 


a6  O D Ê R A H I. 
achevait  de  m'épiler  : il  ne  me 
laissa  sur  la  tête  qu’une  touffe  de 
cheveux  pour  y attacher  des  paquets 
de  plumes  blanches  ; une  autre 
partie  était  coupée  en  brosse  très- 
droite  , pour  me  donner  l'air  d’un 
guerrier.  Mon  père  Ourahou  était 
un  Huron  réfugié  chez  les  Na- 
doüessis  , après  l’invasion  de  son 
pays  par  les  Iroquois  ; il  portait , 
selon  l'usage  de  ses  compatriotes  , 
des  figures  de  serpens  et  d’oiseaux 
gravées  sur  son  corps  ; il  voulut  en 
imprimer  aussi  sur  ma  peau  : il  com- 
mença par  me  frotter  avec  beaucoup 
de  force  ; et  après  avoir  engourdi 
mes  nerfs , il  traça  d’une  main  agile, 
avec  des  arêtes  de  poissons , des 
cercles , des  angles  l’un  dans  l’autre, 
des  oiseaux,  des  serpens  qui  tour- 
naient autour  de  mon  corps  : aussi- 
tôt que  le  sang  sortait  , Üdérahi 
frottait  les  plaies  avec  des  poudres 
de  différentes  couleurs  , qui  entrè- 
rent si  profondément  dans  ma  peau, 
qu’elles  ne  s’effacèrent  jamais.  Mon 
père  dessinait  ces  figures  avec  une 
promptitude  étonnante;  je  le  priai 


O D É R A H I.  27 
de  tracer  sur  mon  sein  le  buste  de 
la  belle  Odérahi  : lorsque  la  lampe 
fut  allumée  , je  plaçai  ma  jeune 
amie  de  manière  que  l’ombre  de  sa 
tête  donnât  sur  mon  cœur  : mon 
père  suivit  les  traits.  Lorsqu’Odérahi 
se  vit  peinte  sur  ma  peau  , elle  sauta 
de  joie , me  donna  sa  main  à baiser, 
plaça  sa  tête  sur  mon  sein  et  dansa 
autour  de  moi.  Je  priai  mon  père 
de  faire  venir  un  habile  guerrier 
pour  esquisser  de  même  son  por- 
trait 5 ma  demande  le  lit  tressaillir 
de  joie  : le  guerrier  vint  ; quand  il 
eut  fini,  Ourahou  traça  encore  des 
dards  sur  mes  joues,  un  casse-tête 
sur  mon  front , une  langue  de  ser- 
pent sous  ma  lèvre  inférieure des 
flammes  au-dessus  des  yeux , des 
fleurs  et  des  pattes  d’animaux  sur 
mon  nez  , pour  désigner  l’adresse 
et  la  bravoure  d’un  guerrier  qui 
frappe  toujours  à la  tête  ; sa  pru- 
dence , sa  sagacité  , sa  discrétion. 
Apres  cela , Oderalii  attacha  dans 
mes  cheveux  des  touffes  de  plumes 
blanches  $ elle  suspendit  à mes 
oreilles  des  dépouilles  de  petits 


\ 

2 8 ODÉRAHI. 

oiseaux  éclatans  comme  des  pierre» 
ries  ; elle  attacha  à mes  narines  un 
anneau  d’or , qui  tournant  autour 
de  ma  bouche , retombait  sur  mon 
menton  ; elle  y passa  une  pointe  de 
porc-épic  sur  laquelle  elle  avoit 
tracé  des  ligures  très^délicates  : elle 
lia  autour  de  ma  tête  un  bandeau 
tressé  avec  des  écorces  de  diffé- 
rentes couleurs  , dans  lesquelles 
étaient  enfilées  de  petites  coquilles , 
des  graines  brillantes , des  mor- 
ceaux de  nacre  et  des  petites  perles  ; 
elle  y avoit  fixé  quatre  grandes 
plumes  qui  ombrageaient  mon  front. 
La  tendre  Odérahi  était  satisfaite 
comme  une  mère  qui  pare  son  en- 
fant. Quand  je  fus  barbouillé  des 

Î)ieds  à la  tête , Ourahou  lit  sa  toi- 
ette  de  guerrier  ; Odérahi  , celle 
d’une  jeune  fille  aux  jours  de  fêtes  : 
elle  attacha  autour  de  sa  ceinture  , 
une  petite  jupe  très -courte  faite 
d’une  natte  légère  , recouverte  de 
plumes  très-brillantes  disposées  par 
compartimens , et  bordée  en  haut 
et  en  bas  , de  larges  franges  de 
plumes,  de  pendeloques  de  peau  , 


ODERAHI.  29 
peintes  de  jolies  couleurs,  et  cou- 
vertes de  coquilles  et  de  perles.  Ses 
cheveux  divisés  en  deux  sur  sa  tête, 
et  partagés  par  une  raie  rouge,  re- 
tombaient sur  chaque  oreille  , for* 
ruant  deux  gros  rouleaux  recouverts 
de  poussière  rouge.  Elle  mit  une 
petite  tache  ronde  au  milieu  de  son 
front , deux  autres  près  de  chaque 
oreille  3 le  cercle  de  sa  figure  avait 
conservé  sa  couleur  naturelle,  ses 
grands  yeux  noirs  et  briilans  à tra- 
vers ses  longues  paupières  n’étaient 
embellis  que  par  la  nature. 

Elle  suspendit  à son  col  plusieurs 
colliers  de  coquilles  et  de  perles  , 
qui  retombaient  sur  sou  sein  $ elle 
couvrit  ses  épaules  d’une  pièce  de 
drap*  bleu  , ornée  d’uneirange  d’ar- 
gent, et  fixée  sur  sa  poitrine  avec 
une  pointe  de  porc-épic  : cet  orne- 
ment , sans  voiler  ses  charmes  , re- 
levait sa  taille  svelte  et  légère  comme 
celle  d’un  jeune  faon  qui  se  dessine 
sur  l’azur  des  cieux  lorsqu’il  se  pro- 
mène sur  la  crête  de  la  montagne, 
Ourahou  lui  mit  sur  la  tête  une 
touffe  de  plumes  blanches  comme 

B3 


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2 .4. 


3o  ODÉRAHL 
la  neige.  Odérahi  était  belle  comme 
un  arbre  en  fleurs  ! 
t Mon  père  s’habilla  en  guerrier 
Huron,  se  barbouilla  de  couleurs 
nouvelles  ; ses  larges  cicatrices  le 
paraient  mieux  à ses  yeux  que  tous 
ses  ornernens*  Il  sortit  avec  nous  ; 
Odérahi  me  tenait  par  la  main  : 
j’étais  , disait- elle  , le  plus  beau  des 
guerriers.  Nous  allâmes  au  milieu 
de  la  place , où  nos  frères  jouaient 
aux  osselets  à l’ombre  des  arbres  5 
Iis  me  touchèrent  la  main , en  me 
disant  : bon  jour  , frère  I » Nous 
restâmes  quelque  temps  à les  re- 
garder , puis  nous  entrâmes  dans 
les  tentes.  Ourahou  disait  : « frères , 
réjouissez-vous,  voila  mon  fils  de 
retour  du  pays  des  âmes  ! » Us  ré- 
pondaient : cela  est  bien.  » Ls 

me  tendaient  la  main  : « frère  , 
assis-toi  sur  ma  natte  : « ils  in  of- 
fraient une  pipe  et  quelques  fruits. 
Les  jeunes  femmes  retirées  dans  le 
fond  de  la  tente  avec  Odérahi  ^par- 
laient entre  elles  et  me  regardaient, 
sans  cesser  de  faire  leurs  nattes  : 
quand  nous  sortions  de  la  tente,  le 


O D É R A H I.  3i 

chef  de  la  famille  me  disait,  en  me 
prenant  la  main  : ce  frère  , ma  tente 
et  tout  ce  qu’elle  renferme  est  à toi  ; 
viens  le  chercher  quand  tu  vou- 
dras : » ils  me  faisaient  des  présens , 
pour  gage  de  leurs  promesses. 

Nous  allâmes  à la  tente  du  Grand- 
chef  ; üdérahi  nous  lit  passer  auprès 
d'un  joli  ruisseau  sur  les  bords  du- 
quel beaucoup  de  femmes  lavaient 
leurs  nattes  et  leurs  plats  de  terre  : 
d’abord  elles  ne  nous  regardèrent 
pas;  une  armée  d’Européens  pas- 
serait auprès  d’elles  sans  qu’elles 
détournassent  la  tête  : Odérahi  dit  : 
a Mes  sœurs , voilà  mon  frère  de 
retour  du  pays  des  âmes:  « quelques* 
unes  répondirent  : ce  cela  est  bien  ; « 
cl  autres  : ce  c’est  un  beau  guerrier  ; » 
une  d’elles  , qui  m’avait  percé  les 
chairs,  dit  : c’eût  été  dommage 
de  le  brûler  ! » Odérahi  buvait  le 
plaisir,  en  entendant  ces  éloges  : 
elles  continuèrent  leur  ouvrage  sans 
parler  ; et  nous  entrâmes  clans  la 
tente  du  Grand-chef. 

Ottah-tongo-omliscah,  le  Grand- 
père  des  serpens,  nous  fit  asseoir 


mmmsm 


32  ODÉRAHî, 
sur  sg.  natte  et  fumer  dans  sa  pipe  ; 
puis  il  attacha  sur  mon  dos  une 
peau  de  daim  , sur  laquelle  étaient 
des  figures  de  différentes  couleurs  ; 
il  suspendit  à mes  épaules  un  car- 
quois garni  de  flèches  qu’il  avait 
faites  lui-même  5 à mon  col  , un 
poignard  d’un  bois  très-dur  ; il  mit 
dans  mes  mains  un  arc  et  un  casse- 
tête  , en  me  disant  : « je  couvre  tes 
épaules  de  cette  peau  , pour  qu’elle 
te  garantisse  de  la  pluie  ; je  te 
donne  ces  flèches , pour  que  tu  leur 
fasses  fendre  l’air  avec  plus  de 
rapidité  qu’un  oiseau  j ce  casse-tête, 
pour  que  tu  brises  le  crâne  des  en- 
nemis de  mâ  nation  , et  ce  scalpel,’ 
pour  que  tu  enlèves  leur  chevelure». 
Puis  , il  m’offrit  une  pipe  de  paix  j 
et  lorsque  nous  eûmes  fumé  dedans, 
nous  retournâmes  à notre  cabane. 


O D É R A H l. 


33 


Odébahi  voulut  m’apprendre  la 
langue  Nadouëssiouse  j elle  restait 
auprès  de  moi,  depuis  le  lever  du 
soleil , jusqu’à  celui  de  la  lune  ; me 
présentait  un  objet , en  me  disant 
son  nom  qu’elle  me  faisait  répéter^ 
Pour  me  dire  qu’elle  m’aimait,  elle 
plaçait  ma  main  sur  son  cœur  pal- 
pitant, et  la  serrait  avec  force  ; ses 
yeux  brillaient  de  tendresse  ; elle 
disait  : « waslah  kitchiwah  chee  , 
(Voyez  Carver ) tu  es  le  bien-aimé 
de  mon  cœur.  » Pour^me  donner 
une  idée  du  Grand-Etre  , et  le 
nommer , elle  traçait  un  cercle  sur 
la  terre  , et  se  plaçant  au  milieu , 
elle  étendait  sa  main  autour  de  la 
tente  , et  disait  : cc  Tongo-wakon  9 
Grand*  esprit.  » 

La  langue  Nadouëssis  est  sidouce, 
si  facile  ; les  gestes  d’Odérahi  étaient 
si  expressifs  9 que  mon  esprit  com- 
prenait ses  pensées.  Lorsque  ma 
gorge  était  desséchée  , ma  tête  fati- 
guée par  l'application , elle  me  don- 
nait un  melon  d’eau  , ou  du  jus 
d erable , posait  sa  main  sur  mon 

B 5 


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34  ODÉRAHl/ 
front  ; ce  tu  as  mal- là,  disait  elle  , 
appuies  ta  tête  sur  ma  main  , j’en- 
lèverai ta  douleur  ; » elle  soutenait 
ma  tête  avec  une  patience  qui  ra- 
vissait mon  cœur. 

I^a  lune  était  sortie  plusieurs  fois 
du  milieu  des  forêts  qui  couronnent 
les  montagnes  ; elle  m’avait  toujours 
vu  dans  la  tente  d’Ourahou2  assis 
près  de  ma  jeune  sœur  Odérahi , qui 
faisait  fuir  le  chagrin , comme  une 
hirondelle  chasse  à coups  de  bec 
l’oiseau  de  proie  : ma  jeune  amie 
sortit  en  pleurant,  et  me  dit  : te  prends 
patience,  bon-ami,  je  vais  dans  la 
tente  des  femmes  malades  , mais 
bientôt  je  reviendrai.  « Elle  fut  une 
lune  entière  absente  ; le  chagrin 
vint  alors  se  reposer  sur  mon  ame , 
comme  le  hibou  qui  sort  du  creux 
des  arbres  pour  dévorer  des  petits 
oiseaux  que  leur  mère  a quittés  : il 
dévorait  mon  cœur. 

Je  travaillais  avec  mon.  père  à 
faire  des  flèches  ; il  me  récitait  l’an- 
cienne  parole , et  de  temps  en  temps, 
je  levais  la  tête  pour  voir  si  Odérahi 
ne  revenait  pas. 


O D É R A H I.  35 
Quand  la  lune  éclairait  notre 
tente  , je  m’enveloppais  la  tête  dans 
ma  peau  d’ours  pour  dormir  ; mais 
le  chagrin  se  plaçait  près  de  moi  , 
il  me  disait  : ce  pauvre  Français  , tu 
ne  peux  espérer  de  rentrer  dans  la 
tente  de  ton  père , de  le  serrer  dans 
tes  bras,  de  t’asseoir  auprès  de  ton 
Eugénie  5 ses  yeux  ne  parleront  plus 
à ton  cœur  ! jusqu’à  ce  moment , tu 
avais  traversé  les  grandes  eaux,  sou- 
tenu par  l’espérance  , comme  la 
frégate  qui , dès  le  lever  de  l’aurore, 
quitte  son  nid  pour  parcourir  l’im- 
mense étendue  des  mers,  et  revient 
le  soir  se  reposer  sur  le  rocher  où 
sont  ses  enfans  ; mais  à présent  tes 
pieds  sont  attachés  à cette  terre 
étrangère  ; ils  ne  Fouleront  plus 
Pherbe  de  la  prairie  que  tu  par- 
courus dans  ton  enfance  5 ces  col- 
liers, ces  bracelets  que  t’a  donnés 
Odérahi  sont  des  chaînes  qui  t’at- 
tachent aux  bois  du  Méchassipi.  Ton 
corps  est  étendu  sur  une  natte  d’a- 
doption , et  ton  cœur  vole  en  France 
auprès  de  ton  Eugénie  ; tu  soupires 
après  elle  , comme  l’enfant  abau- 

B 6 


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3 6 ODÉRAHI. 

donné  dans  les  bois  soupire  après 
sa  mère  ; il  court  çà  et  là  pour  voir 
si  elle  ne  vient  pas  ; il  pousse  des 
cris  plaintifs,  et  se  roule  sur  la  terre, 
accablé  par  le  désespoir. 

» Pauvre  Eugénie,  que  ton  chagrin 
doit  être  cuisant  ! Ah  ! si  tu  savais 
où  je  soupire , tu  volerais  auprès  de 
moi,  comme  la  colombe  échappée 
des  mains  des  chasseurs,  vole  à tire 
d’aile  à travers  des  contrées  immen- 
ses, sans  autre  guide  que  son  cœur, 
jusqu’à  ce  quelle  arrive  auprès  de 
son  époux  ! Pauvre  Eugénie  ! je  ne 
te  reverrai  que  dans  le  pays  des 
aines:  nos  cœurs  attirés  par  l’amour 
se  reconnaîtront  dans  la  foule  in- 
nombrable de  celles  qui  y volti- 
gent sans  cesse , comme  ces  essaims 
d’atomes  qui  flottent  dans  les  rayons 
du  soleil  : elles  se  confondront 
comme  deux  flammes  , et  ne  se 
sépareront  plus.  Ah  ! qu’il  me  tarde 
de  quitter  la  dépouille  de  l’homme  l 
Marcherai- je  encore  long -temps 
triste  et  solitaire  , sur  cette  terre 
d’exil?  Et  quand  entendrai- je  à 
travers  le  souffle  des  orages  , la 


\ 


O D É R A H I.  3/ 
voix  du  Grand  être  m’appeler  au- 
près  de  lui?  » 

Odérahi  revint  à notre  tente  ; ses 
yeux  dissipèrent  les  ténèbres  épais- 
ses qui  obscurcissaient  mon  esprit , 
comme  le  soleil  chasse  les  ténèbres 
de  la  nuit  ; enfin , elle  continua  à 
me  parler  la  langue  Nadouëssiouse  ; 
je  compris  toutes  les  paroles  ; elle 
me  répéta  les  discours , les  hymnes 
que  j’avais  entendus;  sa  mémoire 
était  yaste  comme  le  grand  lac  qui 
représente  tous  les  objets  d’alentour. 
Lorsqu’elle  vit  que  je  parlais  parfai- 
tement sa  langue , elle  me  dit  : 

« Bon  ami , ton  visage  respire  la 
tristesse  ; des  larmes  coulent  sans 
cesse  de  tes  yeux , elles  brûlent  mon 
cœur  : tu  es  triste  comme  un  jeune 
faon  enlevé  des  bois  ; ta  tête  est 
penchée;  tu  ne  veux  ni  boire  ni  man- 
ger ; mes  caresses  t’effarouchent  ; 
tu  es  étendu  sur  ta  natte , comme 
un  malade  qui  attend  la  mort  ; tu 
regrettes  ton  pays , peut-  être  portes- 
tu  dans  ton  cœur  l’image  d’une  jeune 
épouse  ? dis  moi  ta  douleur  î ma 
main  a guéri  les  plaies  de  ton  corps  ^ 


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38  O D E R A H I. 

mes  paroles  guériront  peut*  être 
celles  de  ton  aine  ! « 

Les  paroles  d’un  ami  qui  s’intéresse 
à notre  sort,  sont  comme  les  rayons 
du  soleil  , qui  fondent  les  roches  de 
glaces  : les  paroles  d’Odérahi  amol- 
lirent mon  cœur  endurci  par  le  choc 
des  tourmens  , et  le  firent  fondre  en 
larmes  ; je  la  pris  par  la  main  , et 
la  conduisis  dans  un  lieu  solitaire  , 
,sur  les  bords  du  grand  fleuve  ; j’é- 
tendis ma  natte  à l’ombre  d’un  sas- 
safras ; Odérahi  se  plaça  près  de 
moi  : assise  sur  ses  talons,  immo- 
bile , la  tête  soutenue  par  ses  mains , 
elle  m’écoutait  avec  l’attention  d’un 
guerrier  dans  le  conseil  : lorsque  la 
douleur  arrêtait  mon  récit  : cc  repose- 
toi,  bon  ami,  disait* elle  : ^ toute 
ma  joie  passée,  toutes  mes  douleurs 
se  peignaient  sur  son  visage.  Quand 
j’eus  fini  de  parler  , elle  me  dit,  en 
essuyant  ses  larmes  : 

« Bon  ami , j’ai  ri  de  ta  joie  , j’ai 
pleuré  de  ta  douleur  ! tes  paroles 
ont  inondé  mon  esprit  ; il  11e  peut 
les  contenir  5 la  nuit  les  couvre  ; je 
ne  les  comprends  pas.  Ton  père 


ODÉRAHL  39 

n’a  pas  voulu  qu’Eugénie  fût  ton 
épouse;  est-ce  que  dans  ton  pays 
on  n ’est  pas  libre  d’épouser  la  femme 
que  l’on  aime?  est- ce  qu’un- père 
peut  laisser  sa  fille  brûler  d’amour, 
et  souffrir  comme  un  prisonnier  au 
milieu  des  flammes?  Ah  ! que  tu  as 
bien  fait  de  le  quitter.  Lorsqu’une 
louve  voit  l’un  de  ses  petits  blessé  , 
elle  est  inquiète  , agitée  ; elle  jette 
des  cris  plaintifs  ; et  le  père  de  ton 
Eugénie  a vu  d’un  œil  sec , comme 
celui  d’un  guerrier  qui  tourmente 
un  esclave  , sa  fille  versant'  des 
pleurs  ; il  l’a  vu  brûlée  par  les 
flamrpes  de  l’amour  , dessécher 
comme  uns  fleur  brûlée  par  le  soleil  ; 
il  a vu  ses  yeux  s’éteindre,  son  sein 
se  flétrir  ; il  a entendu,  pendant  le 
silence  de  la  nuit,  ses  plaintes,  ses 
soupirs,  et  son  cœur  ne  lui  a pas 
dit:  prends  pitié  de  ta  pauvre  fille  ; 
elle  va  mourir  , si  tu  ne  lui  donnes 
pas  l’époux  qu’elle  aime  ! 

^ Ton  père  n’avait- il  pas  choisi  , 
parmi  tontes  les  femmes  , celle  qu’il 
préférait?  pourquoi  s’est- il  marié,, 
si  son  cœur  n’était  pas  assers  bon 


4o  O D E R A H I. 

pour  faire  le  bonheur  de  ses  enfans? 
il  fallait  qu’il  apprît  le  métier  de 
jongleur. 

Je  te  le  répète , tes  paroles  n’en- 
trent pas  dans  mon  esprit  ; oh  ! que 
je  suis  joyeuse  de  te  voir  échappé 
de  cet  esclavage  ! 

55  Mais  peut-être  que  ton  Eugénie 
n’aurait  pas  pu  te  donner  des  en- 
fans  , peut-être  que  ses  mamelles 
arides  n’auraient  pas  pu  les  nourrir  ; 
peut-être  ne  voulait-elle  pas  laver 
les  nattes  , travailler  au  jardin  , ou 
recevait* elle  tous  les  guerriers  sur 
sa  couche  ? 

— Non  , douce  Odérahi , maïs 
elle  n’avait  pas  assez  d’or. 

— Quoi  ! est-ce  que  l’on  mange 
aussi  de  l’or  dans  ton  pays?  mon 
père  m’a  dit  que  certains  blancs  en 
étaient  si  avides , qu’ils  brûleraient 
un  homme  s’ils  croyaient  en  trouver 
dans  ses  cendres  : manges-tu  de  l’or 
aussi,  bon  ami?  hélas  ! je  n’ai  que 
cet  anneau,  tiens,  le  voilà  ! >5 

Odérahi  versait  des  larmes  abon- 
dantes. 

c<  Mon  cœur  désirerait , ajouta- 


ÜSl 


O D É R A H I.  • 4ï 
t-eile,  que  tu  fusses  né  d'une  Na- 
douëssise;tu  n'aurais  pas  versé  tant 
de  larmes  ! tu  ne  vois  jamais  les  en- 
fans  pleurer  dans  notre  pays  ; ils 
jouent  auprès  de  leurs  parens , qui 
ne  leur  disent  pas  de  ces  paroles 
dures  qui  percent  le  cœur.  Une 
mère  jette  de  l’eau  au  visage  de  son 
enfant  irrité,  elle  éteint  le  feu  de  sa 
colère  ; il  vient  s'asseoir  auprès 
d’elle.  Ah  ! que  j’aurais  voulu  qu’Ou- 
rahou  fût  ton  père  ! tu  aurais  bu  le 
plaisir  dès  ton  enfance;  jamais  tu 
n'aurais  versé  de  larmes;  tu  n'aurais 
pas  été  traité  en  esclave  dans  la 
tente  qui  ta  vu  naître  ! cet  esclavage 
êst  ie  plus  dur  de  tous  Mes  liens  qui 
nous  attachent  portent  sur  le  cœur  ! 
Mais  ne  te  livres  pas  à la  tristesse  ; 
tes  parens  ne  passeront  pas  les 
grandes  eaux  pour  te  ravir  ta  li- 
berté ;et  s’ils  venaient, les  guerriers 
les  chasseraient  de  la  bourgade  ! 

» Ne  pleures  plus  ; tes  larmes 
brûlent  mon  cœur  ! le  ciel  n'est  pas 
tou j ours  couvert  de  nuages  ; la  neige 
ne  couvre  pas  toujours  les  monta- 
gnes ; l’homme  qui  marche  sur  la 


A f* 

4- 


O D E R À H I. 

terre  est  comme  le  chasseur  qui 
parcourt  les  forêts  : les  épines  , les 
troncs  d'arbres  lui  écorchent  les 
pieds  $ il  ne  trouve  pas  de  fruits  ni 
d’eau  pour  se  désaltérer  : son  esto- 
mac est  déchiré , la  soif  le  brûle  : il 
dort  sur  la  terre  humide  ; le  vent 
et  la  pluie  le  gèlent  ; les  animaux  le 
tourmentent  : il  croit  ne  jamais 
trouver  la  fia  de  la  forêt  : mais  l’es- 
pérance le  prend  parla  main,  et 
lui  dit  : lèves-toi  ! marches  toujours  ! 
Il  s’enfonce  encore  dans  les  bois, 
marche  encore  quelque  temps  avec 
courage  \ tout-à-coup  il  se  trouve 
dans  une  belle  prairie  , au  milieu 


/*  ] /i  ^ ^ -A-  I 

UC  OKJH  l 


ternes,  ch  une 


nation  alliée  : il  va  s’asseoir  auprès 
d’un  bon  feu  , sèche  ses  nattes  , 
fume  une  pipe,  mange  à loisir, 
et  s^endort  dans  une  bonne  peau 
d’ours  : alors  la  joie  coule  dans  son 
cœur  -y  il  voit , derrière  lui , la  forêt 
qu’il  a traversée  , et  la  prairie  lui 
paraît  plus  belle  ; il  dit  au  Grand- 
être  : — Je  te  remercie  , grand-père 
des  hommes  ! — et  son  ame  boit  le 
plaisir.  Bon  ami , tu  as  parcouru 


O D £ K A H I.  43 

une  forêt  sombre, hérissée  d’épines  ; 
des  ennemis  t’ont  attaqué  ; tu  as  vu 
autour  de  toi  les  cadavres  de  tes 
amis  étendus  sur  la  terre  ; ton  es- 
tomac a été  brûlé  par  la  faim  ; mais 
te  voilà  dans  une  belle  prairie  , au- 
près de  tes  pare  ns , qui  t’aiment  ; 
chasses  les  nuages  qui  couvrent  ton 
esprit  3 laisses  ma  main  fondre  les 
glaces  de  ton  cœur  ! » Eile  appliqua 
sa  main  brûlante  sur  mon  cœur,  et 
se  leva y en  disant  : « Allons,  bon 
ami  , quitte  ta  natte  de  douleur  ; 
efface  cte  ta  mémoire  le  temps  qui 
n’est  plus  ! commence  auprès  d’G- 
dérahi  une  vie  nouvelle  ! » 

Je  la  suivis  jusqu’à  la  tente  de 
mon  père;  elle  lui  répéta  vivement 
ce  que  je  lui  avais  dit  : à la  fin  du 
récit,  il  se  leva  furieux, frappa  de 
son  casse-tête  le  poteau  qui  soute- 
nait la  tente , en  s’écriant  : 

« Que  je  voudrais  pouvoir  frapper 
ainsi  la  tête  dure  de  ton  père , brûler 
son  cœur  glacé  ! Le  Grand- être  lui 
avait-il  donné  le  droit  de  s’opposer 
à ton  bonheur?  S’était-il  dit , en  te 
donnant  le  jour  : je  vais  faire  un 


44  ODÉRAHI. 

esclave  ? Avant  de  prendre  une  fem- 
me , ne  devaitdl  pas  se  demander 
à lui-même  : serai-je  assez  doux 
pour  ne  lui  jamais  faire  verser  de 
larmes?  Ne  pouvais  tu  pas  lui  dire  : 
Tu  m’as  donné  la  vie  ; ta  barbarie 
me  la  rend  insupportable  ; reprends 
ce  fatal  présent  ! plonges -moi  ta 
dague  dans  le  sein  ! » 

Dès  que  j’eus  versé  mes  larmes 
dans  le  sein  d’Odérahi,  le  fardeau 
qui  pesait  sur  mon  cœur  et  l’endur- 
cissait fut  soulevé  ; il  devint  sensible 
comme  une  plaie  dont  on  a ôté 
l’appareil  ; le  choc  le  plus  léger  le 
blessait  ; un  souvenir , une  parole 
tendre  d’Odérahi  le  faisait  tressaillir. 
Elle  aimait  à me  conduire  dans  le 
bois  de  sassafras , oùles  jeunes  gens 
s’amusaient  à la  danse , à la  course  i 
aux  combats;  leur  joie  me  déplai- 
sait , leur  danse  fatiguait  mes  yeux 
et  déchirait  mon  cœur  ; je  te  voyais, 
ô mon  Eugénie  ! dansant  au  milieu 
de  tes  compagnes , avec  la  légèreté 
d’une  biche  qui  s’amuse  à franchir 
les  buissons , et  les  larmes  inon- 


daient mon  visage. 


O DÉ  R A III.  45 

Un  jour  que  je  rentrais  avec  Odé- 
ralii , dans  la  tente  de  mon  père  9 
je  vis  un  guerrier  assis  près  de  lui  ; 
il  tenait  un  paquet  enveloppé  dans 
une  peau;  il  me  le  montra,  et  dit  : 
« frère,  ceci  est  à toi.  » C’étaient  mes 
habits  et  tout  ce  qu’il  avait  pris 
dans  notre  tente,  lorsqu’ils  tuèrent 
mes  compagnons.  J’y  cherchai  avec 
une  précipitation  inquiète,  chère 
Eugénie,  ton  portrait  et  tes  paroles 
écrites  sur  le  blanc  , comme  le 
chasseur  cherche  un  reste  de  feu 
dans  les  cendres  de  la  veille  : je  les 
trouvai  , et  mon  cœur  tressaillit  ; 
mes  yeux  se  remplirent  de  larmes, 
comme  ceux  d’une  mère  qui  re- 
trouve , au  milieu  des  bois , les  vê- 
temens  ensanglantés  de  son  fils 
dévoré  par  les  ours  : elle  en  ramasse 
avec  soin  tous  les  morceaux  , les 
presse  sur  son  cœur,  les  mouille  de 
ses  larmes,  les  étend  autour  d’elle 
en  s’écriant  ; « Il  ne  me  reste  que 
cela  de  mon  fils  ! » Je  pressai  ton 
portrait  et  tes  écrits  sur  mon  cœur , 
en  m’écriant  : « Il  ne  me  reste  que 
cela  de  mon  Eugénie  ! » 


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46  O D É R A H I. 

Mon  père,  le  guerrier  et  Odérahi 
étaient  assis  autour  de  moi , dévo- 
rant des  yeux  mes  effets  : je  donnai 
au  premier  mes  boutons  de  métal  $ 
à mon  père,  mes  habits,  et  à ma 
jeune  sœur,  une  pièce  de  drap  écar- 
late bordé  d’or;  j’y  ajoutai  toutes 
les  pièces  de  monnaie , pour  qu’elle 
les  fît  percer,  et  les  suspendît  à son 
col;  mais  elle  repoussa  ma  main  , 
en  disant  : ce  Je  ne  veux  pas  de  ce 
mauvais  génie  qui  t’a  persécute  ! les 
hommes  qui  ont  faim  de  cette  pierre 
sont  comme  des  ours  affamés  qui 
dévorent  leurs  petits.  » 

Mon  cœur  brûlait  d’impatience 
d’aller  dans  les  bois  pour  verser  des 
larmes  sur  ton  portrait;  je  gagnai  la 
forêt , pour  y rêver  à ma  douleur  ; 
après  quelques  instans  , j’entendis 
un  bruit  léger  ; je  regardai  derrière 
le  feuillage,  c’était  ma  mère  que 
j’aperçus  au  sommet  de  la  colline  : 
sa  taille  légère,  son  sein  palpitant 
se  dessinaient  sur  le  sombre  azur 
du  ciel.  Elle  me  vit  , accourut  à 
moi  , comme  un  jeune  faon  qui 
franchit  les  buissons  pour  rejoindre 


ODÉRAHI.  47 

sa  mère  : c<  Que  fais-tu  donc  là,  dit-  ' 
elle?  pourquoi  sortir  de  la  tente  de 
ton  père,  et  t’en  aller  dans  les  bois, 
sans  Odérahi  ? Tu  laisses  ton  corps 
au  pied  d’un  arbre , et  tu  fais  voler 
ton  esprit  auprès  d’Eugénie  ! mais 
que  tiens-tu  dans  ta  main  ; est-ce 
un  esprit  qui  attire  tes  larmes? 
Qu’est-ce  cela,  bon  ami,  dit-elle, 
rne  fais-tu  rêver?...  C’est  le  visage 
d’une  jeune  femme  !...  Voilà  ses 
yeux  !...  Elle  me  sourit  !...  Elle 
parle  à mon  cœur  !...  Et  je  la  tiens 
dans  ma  main  ! je  la  passe  dessus, 
il  n’y  a rien  ! Est- ce  l’arae  d’Eugé- 
nie ! — - Douce  Odérahi,  c’est  son 
image  que  tu  vois  dans  cette  pierre 
transparente  , comme  tu  vois  la 
tienne  dans  les  eaux  paisibles.  — 
Quoi  ! c’est  Eugénie  ! cette  pierre  a 
gardé  son  image  ! qu'elle  est  belle  ! 
tiens,  rcprends-là  ! je  n’ose  plus  la 
voir;  je  n’ose  plus  la  toucher;  elle 
fait  du  mal  à mon  cœur  ! « Ses  yeux 
étaient  remplis  de  larmes.  c<  Remets 
cette  pierre  dans  ta  natte , reviens  à 
la  tente  de  mon  père  , il  t’attends. 

Quand  je  fus  rentré  dans  latente. 


48  O DÉ  RA  HL 
mon  ame  était  impatiente  , comme 
un  jeune  faon  que  des  chasseurs  ont 
attaché  à un  arbre,  pour  l’apporter 
vivant  à leurs  enfans;  elle  bondis- 
sait, cherchait  à rompre  ses  liens  , 
pour  s’en  aller  dans  ses  bois  soli- 
taires , faire  couler  mes  pleurs  sur 
ton  portrait  : j’attendis  que  ma  sœur 
et  mon  père  fussent  endormis  pour 
les  quitter  ; mais  Odérahi  s’aperçut 
de  mon  absence  : inquiète  comme 
une  mère  dont  l’enfant  est  égaré 
dans  la  forêt,  elle  suivit  mes  pas. 

J’avais  fait  mille  détours  , afin 
qu’elle  ne  pût  me  trouver  ; ce- 
pendant Odéralii  reconnut  mes 
traces  sur  l’herbe , sur  le  sable  : elle 
vint  auprès  de  moi;  la  tristesse  était 
peinte  dans  ses  yeux. 

« Pourquoi  donc , dit-elle , fuis- tu 
ta  mère?  elle  t’aime,  mais  tu  ne 
veux  pas  la  voir  $ elle  n’est  pas  aussi 
belle  que  ta  bien-aimée  : ton  esprit 
ne  peut  rester  auprès  d’elle  , ton 
cœur  ne  lui  parle  pas.  Bon  ami , la 
beauté  passe  comme  une  fleur  : c’est 
d’être  aimé,  qui  fait  le  bonheur  ! et 
je  t’aime  comme  une  mère  aime  son 

tendre 


» 


ODÉRAH I.  49 
tendre  fils  ! Mais,  que  tiens-tu  dans 
ta  main  ? est-ce  encore  une  image 
de  ta  bien  - aimée  qui  attire  tes  lar- 
mes ? 

— Non  , douce  Odérahi , ce  sont 
ses  paroles  tracées  sur  le  blanc  ; 
toute  son  ame  y est  peinte,  toutes 
ses  pensées  y sont  renfermées. 

— L’ame  de  ta  bien- aimée  peinte 
sur  ce  blanc  ! tes  paroles  n’entrent 
pas  dans  mon  esprit. 

— Ecoute  , belle  Odérahi  , les 
guerriers  tracent  sur  une  écorce  le 
cours  des  fleuves,  le  signe  de  leur 
nation  , le  nombre  des  guerriers 
qu’ils  ont  tués,  les  chevelures  qu’ils 
ont  enlevées  ; les  Européens  tracent 
de  même  leurs  pensées  sur  le  blanc, 

Répètes-moi  donc  les  paroles  de 
ta  bien-aimée.  » 

Nous  revînmes  à la  tente,  et  Je 
lui  lus  tes  lettres  ; elle  s’écria  : 

cc  Ontéréé  ! Ontéréé  (1)  ! mon 
cœur  te  parle  bien  plus  haut  : ne 
i’entends-tu  pas?  Tu  es  Pâme  de  ma 


(O  C’était  le  nojp  d’adoption  du  jeune 
Français.  - V 

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H:;»- 


I V,  : \ 


w 


f'ii 


V 


5o  O DÉ  R AH  I. 
vie  ; quand  tu  n’es  plus  auprès  de 
moi,  je  suis  triste  comme  une  femme 
qui  a perdu  son  époux  ; mon  ame 
rampe  sur  la  terre  , comme  une 
plante  qui  n’est  pas  échauffée  par 
le  soleil  : ton  image  remplit  mes 
yeux  ; je  la  porte  dans  mon  cœur  ! 
la  nuit , les  esprits  te  présentent  à 
moi , assis  sur  ma  natte  , ou  mar- 
chant à mes  côtés  : quand  tu  es 
dans  les  bois , je  suis  triste  comme 
un  enfant  égaré  dans  la  forêt  : mes 
oreilles  sont  attentives;  le  moindre 
hruit  me  fait  tressaillir  ; je  crois 
t’entendre  revenir  ; et  si  ce  n’est 
pas  toi,  mes  yeux  se  remplissent  de 
larmes  ; ils  se  promènent  sans  cesse 
sur  la  prairie,  pour  te  rencontrer  ; 
quand  ils  te  voyent , mon  cœur  pal- 
pite ; il  me  dit  : Oderahi,  voila  ton 
bon  ami , prépares  sa  nourriture  ! 
Tri  entres  dans  la  tente,  et  tes  ie- 
gards  brûlent  mon  cœur  ; il  bondit 
de  joie , comme  un  enfant  auprès 
de  sa  mère  ; toute  Oderahi  est  a toi! 
Mais  n’arrête  plus  tes  regards  sur 
ce  blanc  qui  attire  tes  larmes  ; re- 
pose-les  sur  Odéntki,  qui  t’aime. 


- O D È R A II I.  Si 

qui  essuie  tes  pleurs.  Bien-almée  est 
là  bas , derrière  les  grandes  eaux  , 
elle  ne  viendra  pas  te  parler;  les 
les  vents  ne  t’amèneront  pas  ses 
paroles  : et  voilà  ta  mère  auprès  de 
toi: elle  t’aime  , écoute  sa  voix  ; que 
cette  voix  remplisse  ton  cœur! 

Les  douces  paroles  d’Odérahi 
versaient  du  baume  sur  mon  cœur; 
ses  tendres  regards,  et  les  baisers 
qu’elle  me  permettait  de  cueillir  sur 
ses  mains  , réchauffaient  mon  ame 
glacée  par  les  tourmens  , comme 
les  eaux  de  feu  raniment  le  voya- 
geur gelé  de  froid. 

Mes  yeux  avaient  toujours  soif 
de  la  lecture  de  tes  lettres  ; je  m’é- 
chappai encore  pour  aller  dans  le 
plus  épais  des  bois , verser  dessus 
nies  pleurs  : lorsque  je  voulus  les 
prendre  dans  ma  natte,  je  ne  les 
trouvai  plus  ; mon  ame  tressaillit; 
je  revins  sur  mes  pas,  je  les  cher- 
chais dans  les  herbes , sous  les  buis- 
sons, comme  un  chasseur  affamé 
cherche  l’oiseau  qu’il  a tué.  Tes 
lettres , ton  portrait  n’y  étaien  t pas  ; 
mon  cœur  souffrit  tout  ce  qu’il 

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Sz  ODÉRAHL 

avait  souffert  lorsqu’on  nous  sépara. 
Je  rentrai  dans  la  tente , portant  sur 
mon  ame  le  fardeau  de  la  douleur. 

cc  Odérahi  , dis- je  à ma  jeune 
amie  , des  torrens  de  larmes  vont 
couler  de  .mes  yeux , les  plaies  de 
pion  cœur  vont  se  r’ouvrir  \ j’ai 
perdu  les  paroles  écrites  ! >5 

Odérahi  rougit  \ sa  langue  était 
liée  par  la  timidité. 

cc  Bonne  mère , lui  dis  je , c’est  toi 
qui  les  a prises  dans  ma  natte,  rends- 
îes  moi,  je  t’en  prie  1 » 

» — Ontéréé,  mes  oreilles  sont  fer- 
mées à tes  paroles,  assis-toi  sur  ma 
patte,  mon  cœur  veut  te  parler. 

ccUn  nuage  épais  couvre  ton  esprit, 
des  pleurs  roulent  sans  cesse  dans 
tes  yeux  ; ton  cœur  est  triste  comme 
celui  d’un  père  qui  a perdu  son  fils  , 
le  chagrin  le  ronge  : je  te  le  de- 
mande y une  mère  peut-elle  voir  son 
fils  dessécher  dans  son  berceau , re- 
pousser sa  mamelle  5 peut  elle  voir 
fa  mort  assise  sur  sa  tête , comme 
le  hibou  perché  sur  l’oiseau  qu  il 
va  dévorer?  non  ! elle  ne  le  peut 
pas  ! Comment  veux- tu  que  mo(n 


A 


O D É Pl  A H I r 53 

cœur  qui  t’aime , comme  une  épousa 
aime  son  époux  , puisse  te  voir  t’en- 
foncer dans  les  ténèbres  de  la  mort? 
Je  voudrais  pouvoir  retenir  ton  es- 
prit prêt  à partir  pour  le  pays  des 
âmes  : je  te  prends  dans  mes  bras 
comme  une  épouse  retient  son. 
époux  qui  veut  partir  pour  une 
expédition  de  jeunes  gens  ; tu  es 
plus  fort  que  moi  , tu  me  laisses 
sur  ma  natte,  versant  des  pleurs  ; 
tu  fuis  vers  le  pays  des  âmes  ! du 
moins  conduis -moi  avec  toi;  car 
mon  aine  est  attachée  à la  tienne  , 
et  ne  veut  plus  la  quitter  ! C’était 
cette  pierre  qui  a conservé  l’image 
de  ton  Eugénie  ; c’étaient  ces  blancs 
qui  ont  conservé  son  arne  , qui  te 
desséchaient,  comme  le  soleil  des- 
sèche les  plantes  : j’ai  parlé  de  ta 
douleur  à un  vieillard  ; il  m’a  con- 
seillé de  lui  apporter  cette  image  , 
pour  que  tu  ne  visses  plus  qu’Odé- 
rahi.  ..  < 

<c  Bon  ami  ! les  yeux  de  cette 
image  ne  pleurent  pas  avec  toi , sa 
bouche  ne  te  parle  pas,  son  sein  ne 
palpite  pas  ; vois  les  larmes  d’Odé- 

C 3 


54  O D É R A H I. 

raîii  se  mêler  à tes  larmes  , entends 
Son  cœur  qui  te  parle  sans  cesse  ; 
■vois  son  sein  palpiter  de  joie  quand 
tu  es  plus  gai , de  douleur  quand  tu 
pleures  auprès  de  moi  : que  je  sois 
ta  bien-aimée  ! Je  ne  suis  pas  aussi 
belle  que  ton  Eugénie  ; mais  je  te 
Fai  dit , la  beauté  passe  comme  une 
fleur  ; c’est  d’être  aimé  qui  rend 
heureux  , et  le  feu  de  l’amour  ne 
s’éteindra  jamais  dans  mon  cœur.  « 
En  me  me- te  rn  ps  elle  essuya  mes 
larmes  ; ses  paroles  plaisaient  à mon 
cœur  , comme  le  murmure  d’une 
eau  vive  plaît  au  chasseur  altéré. 

Oderahi  me  prit  par  la  main,  me 
ramena  à la  tente  d’Ourahou  , et 
lui  dit  : 

ci  Bon  père , je  te  ramène  ton  fils 
qui  fuyait  dans  les  bois  , comme  un 
cerf  percé  d’une  flèche  court  pour 
éviter  la  douleur.  O mon  père  1 fais 
tomber  cette  flèche,  car  elie  perce 

aussi  mon  cœur  ! « ; rt  ■"  4 

Ourahou  me  dit  d’un  ton  grave  : 
cc  Je  croyais  avoir  fait  asseoir  sur 
ma  natte  un  brave  guerrier  qui  sa- 
vait étouffer  la  douleur  ! Mon  h!s  > 


O D É R A H I.  55 

n’est -il  qu’une  femme  ! Allons  , 
prends  courage  ! Ton  père  a vu 
tomber  sur  la  terre  son  épouse 
Wanissa  , et  son  fils  qu’il  aimait 
dans  cœur  ; il  a versé  des  larmes 
sur  leur  tombe;  sa  tête  a plié  sous 
le  poids  de  la  douleur,  comme  un 
chêne  plie  sous  le  poids  d’un  ou- 
ragan : » 

En  disant  ces  mots  , ses  yeux  se 
remplirent  de  larmes  ; il  prit  un  air 
plus  calme  , et  continua  ainsi  : 

cc  Mais  j’ai  relevé  ma  tête  ; je  n’ai 
pas  voulu  que  les  guerriers  vissent 
mes  pleurs.  Quelquefois  j’entends 
encore  gémir  autour  de  moi  , les 
aines  plaintives  de  Wanissa  , de 
mon  fris  ; leurs  voix  me  font  tres- 
saillir; mais  je  dompte  ma  douleur  : 
je  pleurs  dans  mes  mains  , parce 
que  je  suis  homme  ; j’essuie  mes 
larmes  , parce  que  je  suis  guerrier. 
Allons  , mon  fils,  prends  courage  : 
parcours  avec  fermeté  le  pénible 
Sentier  de  la  vie  ! ne  vois- tu  pas  le 
Grand-père  des  hommes  qui  te  re- 
garde marcher  à travers  les  épines 
de  la  vie  , nager  dans  le  lac  des 

C 4 


56  O D É R A H I.  . 

peines?  n'entends- tu  pas  sa  voix  te 
dire  : — Courage  , mon  fils  ? ton 
cœur  est  brûlé , ton  esprit  est  cou- 
vert de  nuages  $ marches  toujours  ! 
tu  arriveras  auprès  de  moi , et  alors 
je  rafraîchirai  ton  cœur  , j’éclair- 
cirai ton  esprit  : tu  n’es  qu’au  com- 
mencement de  la  route  , et  tu  es 
essouflé  ) tu  verses  des  pleurs  sur 
le  corps  d’une  amie  qui  de  voit  t’ac- 
compagner dans  le  voyage  ; que 
sera -ce,  lorsque  parvenu  au  mi- 
lieu de  ta  course  tu  laisseras  der- 
rière toi , étendus  sur  la  terre , les 
corps  de  ton  père,  de  ton  épouse  , 
de  tes  enfans  ? L’homme  doit  être 
comme  le  guerrier  attaché  au  poteau 
de  mort  : avant  d’arriver  près  de 
moi , il  voit  son  corps  brûlé  , ses 
membres  coupés , étendus  autour 
de  lui  ; il  souffre  d’horribles  dou- 
leurs \ mais  il  dévore  ses  larmes , rit  > 
chante,  et  meurt  en  brave  guerrier. 

«Allons,  mon  fils  ! sois  homme,  et 
ne  pleurs  pas  toujours  comme  une 
femme  ! » 

Les  paroles  de  mon  père  forti- 
fièrent mon  ame  affaiblie , comme 


I 


ODÉRAHI.  . 5y 

les  eaux-de- feu  fortifient  le  chas- 
seur fatigué. 

/ 4.  , . . i 

- Cependant , mes  frères  les  Na- 
douëssis  venaient  souvent  me  cher- 
cher , pour  aller  aux  exercices.  Je 
les  suivis  plusieurs  fois  jusqu’aux 
bords  du  fleuve  : nous  tirions  des 
flèches  pour  percer  une  feuille  , un 
oiseau  qui  fendait  1 air;  nous  frap- 
pions du  casse-tête  un  tronc  d’arbre, 
à la  marque  indiquée  ; nous  pous- 
sions les  différons  cris  de  guerre  ; 
puis  ils  se  jetaient  dans  le  fleuve  à 
l’endroit  où  la  rivière  y précipite 
ses  eaux  bouillonnantes  ; ils  me  fai- 
saient nager  contre  les  torrens;  ils 
allaient  dans  tous  les  sens  , avec 
autant  de  vitesse  que  les  poissons  , 
disparaissant  sous  les  eaux,  péné- 
trant jusques  dans  les  antres  du 
fleuve  , se  plaisant  à nager  sur  la 
cime  des  vagues  écumantes,  à pour- 
suivre, avec  la  rapidité  de  loiseau  , 
une  branche  entraînée  par  les  tor- 
rens , luttant  contre  les  masses  de 
débris  et  les  arbres  déracinés , que 
\ la  rivière  précipitait  dans  le  fleuve» 

C 5 


/ 


58  ODERAHL 

Les  femmes  nageaient  plus  loin 
dans  nne  anse  paisible  , entourée 
d’arbres  touffus , tenant  leurs  petits 
enfans  dans  leurs  mains,  les  lais- 
sant voguer  devant  elles  : ces  petits 
enfans  remuaient  leurs  bras  , sou- 
tenus par  la  nature , comme  le  jeune 
faon  qui  , pour  la  première  fois  f 
traverse  le  fleuve  auprès  de  sa  mère. 

Je  revenais  avec  eux  à la  tente 
d’Onrahou;  ils  lui  disaient  que  je 
serais  bon  chasseur  et  bon  guerrier  ; 
Odérahi  sautait  de  joie , et  pour  me 
délasser,  elle  me  Irottait  les  mem- 
bres avec  de  la  graisse  d’ours,  et  me 
donnait  des  fruits  rafraîchissans* 

Pendant  les  huit  premières  lunes 
de  ma  captivité  , l’ennui  avait  des- 
séché mon  esprit,  parce  que  mort 
ame  n’était  pas  encore  accoutumée 
aux  mœurs  sauvages,  mais  peu-a- 
peu  je  les  trouvai  préférables  mille 
fois  à celles  des  Européens , et  je 
ne  fus  plus  étonné  de  ce  que  beau- 
coup d’entre  eux  quittaient,  leurs 
maisons  pour  venir  s’asseoir  sur 
les  nattes  des  Indiens  qui , libres. 


0 D É R A H r.  % 

comme  les  oiseaux  r ne  connaissent' 
d'autres  liens  que  ceux  qui  unissent 
les  hommes  pour  Futilité  commun cf 
et  de  passion  ardente  que  l’amour 
de  la  patrie  qui  les  dirige  dans  toutes 
leurs  actions.  Mes  besoins  dimi- 
nuèrent à mesure  que  je  me  rap- 
prochai de  la  nature  ; j e ne  regrettai 
plus  cette  foule  d’habits*  dïnstru- 
mens  et  d’outils  , dont  je  n’avais 
pu  me  passer  d’abord  * et  qui  me 
seraient  devenus  embarrassans  ; je 
ne  regrettais  que  ma  patrie  dont  le 
souvenir  me  faisait  sans  cesse  verser 
des  larmes.  La  perte  de  mes  livres 
me  fut  également  sensible  $ ils 
avaient  été  ma  seule  ressource  , 
mes  seules  consolations  pendant  les 
pénibles  années  de  ma  jeunesse. 

J’y  suppléai  en  écoutant  les  récits 
des  vieillards , les  discours  des  ora- 
teurs et  les  délibérations  du  conseil  ; 
en  contemplant  la  nature  dans  cette 
délicieuse  contrée. 

J’aimais  surtout  à aller  de  cabane 
en  cabane  , visiter  mes  frères  : la 
paix  qui  y régnait  calmait  mon 
coeur  i leur  stoïque  et  douce  tE&ix* 

C 6 


r 


60  O D É R A H I. 
quillité  appaisait  les  feux  d’une 
imagination  trop  ardente.  Mon  es- 
prit, au  lieu  de  parcourir  les  sen- 
tiers vagues  et  incertains  de  l’espé- 
rance, se  reposait  sur  leurs  nattes 
où  le  bonheur  était  assis.  J’aimais 
à voir  les  femmes  travailler  avec 
activité  , les  enfans  courant  à quatre 
pattes  sur  les  nattes,  essayant  de 
marcher  debout  en  tenant  leurs  bras 
élevés  , jouant  entre  eux , se  rom 
lant  les  uns  sur  les  autres,  et  con- 
tractant ainsi  cet  attachement  in- 
vincible , qui  fait  de  toute  une 
nation  une  seule  famille.  Le  père 
qui  les  contemplait  avec  délices  , 
quittait  les  flèches  ou  le  casse-tête 
qu’il  façonnait  avec  un  art  admi- 
rable, pour  se  joindre  à leurs  jeux  * 
et  s^étendre  sur  la  natte.  Tous  grim- 
paient sur  lui,  l’un  pour  se  mettre  à 
cheval  sur  ses  épaules,  l’autre  pour 
jouer  avec  les  ornemens  de  sa  tête  * 
celui-ci  pour  essayer  de  soulever 
de  Funeses  jambes  ; je  croyais  voir 
l’Hercule  des  Européens  , jouant 
avec  les  amours  : le  plus  âgé  répé- 
tait ayec  Juiies  chansons  de  guerre^ 


I 


4 ! 

O D É R A H I.  6i  - 
les  femmes  cessaient  leurs  travaux 
pour  l’écouter , et  riaient  aux  éclats 
de  ses  fautes. 

L’ame  des  sauvages  est  extrême- 
ment sensible  ; la  musique  fait  sur 
eux  une  impression  profonde  qui 
va  jusqu’au  délire.  Un  habile  mu- 
sicien parcourerait,  sans  danger  , 
l’Amérique  entière , ferait  rassem- 
bler autour  de  lui  toutes  les  hordes 
sauvages,  et  recueillerait  dans  sa 
route  une  quantité  prodigieuse  de 
présens.  J’avais  composé  avec  des 
roseaux  une  petite  flûte , dont  le 
son  aigu  flattait  les  oreilles  de  mes 
frères.  J'inventai  quelques  danses , 
et  les  leur  appris  : ils  s’y  livrèrent 
avec  fureur,  dansant  au  son  démon 
instrument  , tant  que  mes  forces 
pouvaient  me  permettre  de  les  ac- 
compagner. A la  fin  9 enivrés  de 
plaisir  , ils  m’offraient  en  présent 
tout  ce  qu’ils  possédaient,  et  leurs 
plus  belles  filles  , non  pas  qu’ils 
eussent  le  droit  de  disposer  de  leurs 
cœurs,  mais  parce  que  ces  jeunes 
Indiennes , séduites  par  les  charmes 

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62  ODÉRAHI. 

de  ma  musique , voulaient  toutes 
m’avoir  pour  époux. 

«c  Mon  frère , aie  disait  chacun 
d’eux , tu  as  fait  conter  la  joie  dans 
mon  cœur  , tu  as  imprimé  le  plaisir 
à tous  mes  nerfs  , tout  ce  que  je 
possède  est  à toi,  ma*  fille  t’aime, 
sois  son  époux  , elle  te  rendra  le 
plaisir  que  tu  nous  a fait?  » 

J’acceptais  tous  leurs  présens,  et 
les  leur  restituais,  en  me  servant 
de  1 usage  des  Indiens  qui  font  passer 
le  don  qu’ils  ont  reçu  de  main  en 
main  jusqu’à  ce  que  celui  qui  en  a 
besoin  le  garde.  Odérahi  se  char- 
geait de  reconduire  tes  jeunes  filles 
à la  tente  de  leurs  parcns. 

Lorsqu’il  mourait  quelqu’un  * ils 
venaient  nie  dire  : c<  Frère  , un  tel 
vient  de  perdre  sa  femme  ou  son 
enfant  ; le  chagrin  dévore  son  cœur, 
viens  le  chasser  avec  1e  son  de  ton 
instrument  ! » J’allais  chez  l’infor- 
tuné ; je  le  trouvais  immobile  , la 
tête  dans  les  mains  : tes  sons  aigus 
de  ma  flûte  l’arrachaient  peu-à-peu 
à sa  douleur , et  portaient  l’heureux 


ODÈRAHL  6% 
oubli  de  ses  maux  au  point  de  le 
faire  danser  avec  ses  amis  ; je  sor- 
tais accablé  de  présens , répandan  £ 
ainsi  autour  de  moi  la  gaieté  qui  ne 
pouvait  entrer  dans  mon  cœur* 


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64  O D É R A H I. 

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- s Un  jour  je  vis  entrer  dans  la 
tente  d’Ourahou, un  jeune  voyageur 
grand  et  bienfait,  qui  déposa  son 
paquet  de  peau  , ses  armes  , ses 
provisions  sur la  terre , et  dit  ; « Mon 
père,  belle  Odérahi,  me  voilà  de 
retour  de  l’Ouest.  n Ils  répondirent  : 
ce  cela  est  bien  ; assieds-toi  ! » Il 
s’assit  sur  la  natte  ; Odérahi  lui 
frotta  les  membres  avec  de  la  graisse 
d’ours;  Ourahou  lui  présenta  une 
pipe  qu’il  fuma  toute  entière , sans 
parler  : quand  elle  fut  consumée  , 
on  lui  offrit  du  bouillon  et  des 
viandes  cuites  avec  du  riz.  Il  les 
mangea  lentement  et  en  si  grande 
quantité,  que  je  vis  bien  qu’il  était 
à jeun  depuis  long-temps,  et  qu’il 
n’était  si  lent  que  par  tempérance  ; 
lorsqu’il  eut  fini  , Ourahou,  en  se 
montrant  à lui,  dit  : 

cc  Omourayou , voilà  ton  frère  de 
retour  du  pays  des  âmes. 

— Ah  ! que  je  suis  content, s’écria 
le  jeune  homme  ! Quand  tu  fus  parti, 
j’entrepris  le  voyage  au  pays  de 


O 1)  É R A H I.  65 

l'Ouest  ; j’espérais  y rencontrer  la 
mort 5 j’espérais  que  mon  ame  re- 
trouverait la  tienne  ; mais  tous  les 
peuples  de  ce  pays  m’ont  tendu  la 
main , m’ont  fait  asseoir  sur  leurs 
nattes , fumer  dans  leur  calurnet  et 
danser  avec  leurs  filles  ; mon  cœur 
m’a  dit  : ne  tue  pas  ces  bonnes 
gens , retourne  plutôt  dans  ton  pays, 
la  guerre  viendra  , tu  mourras  pour 
ta  nation  et  tu  partiras , avec  plus 
de  gloire,  pour  le  pays  des  âmes. 
Je  me  suis  hâté  de  revenir  ; je  te 
trouve  assis  sur  la  natte  de  mon 
ami  ; tu  le  remplaces  dans  mon 
cœur;  mon  ame  ne  veut  plus  partir  | 
elle  restera  unie  à la  tienne , comme 
deux  arbres  qui  ont  crû  ensemble  , 
et  dont  les  branches  entrelacées , les 
troncs  réunis,  ne  peuvent  plus  être 
séparés. 

Les  paroles  de  ce  jeune  homme 
pénétrèrent  dans  mon  cœur  ; je 
sentis  s’y  allumer  le  feu  de  l’amitié 
la  plus  vive , pour  ce  jeune  guerrier 
dont  la  figure  annonçait  la  fran- 
chise et  la  bonté  ; je  lui  serrai  la 
main , et  lui  donnai  le  sabre  qu’un 


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Indien  venait  de  me  rapporter  : il 
défit  son  paquet , m’offrit  une  belle 
peau  d ours , donna  à ma  sœur  un 
beau  collier  de  perles,  à mon  père 
une  hache  de  fer  achetée  des  Hom- 
mes-barbus.  Il  sortit  ensuite  pour 
aller  voir  ses  amis  et  la  jeune 
Omaïra  qu’il  aimait  ; il  revint  bien- 
tôt a la  tente  de  mon  père  qui  le 
fit  coucher  sur  sa  natte  et  demeurer 
avec  nous. 

Gmourayou  se  plaisait  à nous  ra- 
conter ses  voyages;  nous  l’écoutions 
en  silence  ; nous  amusant  à tresser 
des  nattes  , tourner  des  pots  de 
terre  , ou  faire  des  flèches.  Notre 
vie  s’écoulait  paisiblement  comme 
un  ruisseau,  lorsque  le  Grand-chef 
fit  publier  la  délibération  du  conseil 
général  des  tribus  assemblées , por- 
tant invitation  à la  grande  chasse  : 
les  Indiens  ne  connaissant  pas  d’or- 
dres supérieurs  , n’obéissent  qu’à 
des  invitations  qui  ont  pour  but 
l’utilité  générale. 

Nous  nous  préparâmes  à cette 
affaire  importante  par  un  jeûne  ri- 
goureux de  plusieurs  jours.-  Orna- 


• O D É R A H I.  • 67 

hou  et  le  jeune  guerrier  ne  mangè- 
rent rien  , ne  burent  pas  une  goutte 
d’eau  : Odérahi  me  donnait  9 pen- 
dant qu’ils  dormaient , un  potiron 
cuit  sous  la  cendre  , pour  m’aider 
à soutenir  cette  longue  abstinence. 
Quand  la  faim  eut  affaibli  l’esprit 
de  mon  père,  il  eut  des  rêves  5 je 
l’entendis  pendàntla  nuit  murmurer 
et  parler  beaucoup  : lorsqu’il  se  ré- 
veilla , il  nous  dit  qu’il  avait  vu  un. 
pays  rempli  de  gibier  $ il  alla  ré- 
péter son  rêve , et  plusieurs  guer- 
riers ayant  vu  le  même  pays  , sans 
doute  parce  qu’il  était  réellement 
le  plus  fécond  y ils  en  conclurent 
que  les  esprits  leur  indiquaient  ce 
lieu  qui  fut  choisi  pour  le  rendez- 
vous  général. 

Avant  le  départ , mon  père  invita 
les  guerriers  de  la  bourgade  à un 
festin  : nous  allâmes  à la  châsse , et 
rapportâmes  des  daims  et  des  ours  : 
Odérahi  et  ses  compagnes  en  firent 
bouillir  les  chairs  avec  du  riz  dans 
de  grands  plats  de  terre  , et  rôtir 
une  partie  sur  un  brasier  avec  des 
broches  de  bois  soutenues  par  des 


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68  O D É R A H I. 

fourches;  d’autres  morceaux  furent 
cuits  dans  des  trous  creusés  en  terre, 
qu’elles  avaient  échauffés  avec  de 
la  braise. 

Quand  les  viandes  furent  cuites  , 
la  tribu  se  rassembla  sous  l’ombrage 
des  grands  platanes  qui  bordent  le 
fleuve.  Mon  père , mon  ami  et  moi , 
étions  revêtus  de  nos  plus  beaux 
habits  : Oderahi  était  belle  comme 
un  esprit  ; elle  portait  sur  ses  épau- 
les un  manteau  de  drap  bleu  de 
ciel , bordé  de  franges  d’or  ; les 
monnaies  que  je  lui  avais  données , 
étaient  suspendues  à des  colliers  de 
coquilles  , et  la  plus  grande  au 
collier  de  perles  qu’elle  avait  reçu 
d’Omouray  ou  : quelques  taches  rou- 
ges placées  sur  ses  tempes  et  sur  son 
front , faisaient  briller  ses  yeux  d’un 
doux  éclat  : ses  cheveux,  ornés  de 
plumes  brillantes,  étaient  recouverts 
d’un  duvet  de  cigne  plus'  blanc  que 
la  neige  : elle  souriait  à tous  ceux 
qui  la  regardaient  : j’aimais  à l’ob- 
server ; au  milieu  de  ses  plus  graves 
occupations , ses  regards  s’arrêtaient 
toujours  sur  moi. 


O D É R A H I.  69 
Les  hommes  s’assirent  en  cercle 
sur  le  gazon , passant  tour-à-tour  au 
milieu  pour  danser  avec  force , en 
chantant  leurs  exploits  avec  la  vi- 
gueur et  la  constance  des  vents  qui 
battent  les  flancs  d’un  rocher  : ils 
imitaient  les  gestes  et  les  cris  d’un 
guerrier  qui  se  bat  , arrache  une 
chevelure , ou  ceux  d’un  chasseur 
qui  poursuit  le  gibier  et  se  met  en 
embuscade  pour  le  surprendre.  Ou- 
rahou  célébra  ses  exploits  ; Omou- 
rayou  chanta  ses  voyages  : on 
croyait  le  voir  gravissant  les  ro- 
chers , traversant  un  torrent  à la 
h âge,  parcourant  une  sombre  forêt» 
Les  guerriers  applaudissaient  à cha- 
que stance  , par  des  cris  qui  frap*- 
paient  les  montagnes.  Je  chantai 
les  rigueurs  du  froid  que  j’avais 
éprouvées  dans  le  nord  , les  tour- 
mens  que  j avais  soufferts  , la  gé- 
nérosité d’Odérahi  , la  bonté  des 
Indiens  et  leur  bravoure.  Odérahî 
était  à quelques  pas  de  nous,  avec 
ses  jeunes  compagnes,  qui  formaient 
un  autre  cercle  : toutes  dansaient 
avec  beaucoup  de  grâce , se  tenant 


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70  ODE  R A H I. 
droites  comme  une  fleur  qui  tourne 
sa  tête  vers  le  soleil  : leurs  bras 

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tombaient  légèrement  à leurs  côtés, 
elles  remuaient  rapidement  leurs 
pieds,  sans  faire  un  seul  pa$,  mais 
en  les  tournant  et  les  faisant  toucher 
alternativement  par  les  talons  et  par 
les  deux  bouts  , glissant  ainsi  sur  la 
terre  en  élevant  la  tête  avec  les 
grâces  j la  légèreté  d’un  cignp  qui 
vogue  au  milieu  des  roseaux  : elles 
se  séparaient , se  réunissaient , puis 
se  séparaient  encore  , sans  jamais 
se  tromper  de  place  : leurs  voix  mér 
lodieuses  s’élevaient  vers  le  Grand- 
être  comme  celles  des  hirondelles 
qui,  rassemblées  sur  un  rocher  , au 
lever  de  l’aurore  , voltigent  ça  et 
là,  s’éloignent , se  rassemblent,  et 
chantent,  toutes  à -la 'fois  , les 
louanges  du  père  des  hommes.  Trois 
musiciens  les  accompagnaient  en 
marquant  la  mesure  avec  un  tarm 
bourin  , un  chichicoué  ou  çallebasse 
remplie  de  cailloux , et  un  fifre  de 
roseau.  Ces  sons  réunis  et  répétés 
par  les  échos  formaient  un  concert 
délicieux  au  sein  de  ces  paisibles 
vallées. 


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O D É R A H I>  7i 

Lorsque  la  danse  fut  finie, chacun 
s’assit  autour  des  mets  posés  sur  la 
terre.  Omourayou  et  Odérahi  se 
placèrent  auprès  de  moi  ] ma  jeune 
sœur  me  montrait  des  yeux  à ses 
compagnes jelle  était  joyeuse  comme 
une  mère  qui  montre  son  enfant  à 
ses  amis.  Ourahou,  revêtu  d’une 
partie  de  mes  vêtemens  , distribuait 
es  viandes,  tirait  de  la  chaudière 
des  cuisses,  des  épaules,  pour  eu 
donner  une  à chaque  guerrier.  Je 
crus  qu’après  un  si  long  jeûne , ils 
allaient  les  dévorer  ; ils  mangèrent 
très- doucement  , sans  prononcer 
une  parole  , buvant  à longs  traits 
le  bouillon  chaud  que  les  femmes 
puisaient  avec  des  pots  de  terre. 

Otirahou  , pendant  ce  temps  , 
chantait  les  exploits  des  guerriers 
de  la  bourgade.  Chaque  convive 
mangea  une  énorme  quantité  de 
viande  et  de  riz  \ je  ne  concevais 
pas  comment  leurs  estomacs  pou* 
vaient  contenir  tout  ce  qu’ils  avar- 
iaient. Lorsque  le  repas  fut  fini , la 
lune  vint  éclairer  cette  scène  ; les 
liommes  et  jes  femmes  réiuiis  dans 


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72  ODÉRAHI. 
une  petite  vallée  , élevèrent  leurs 
voix  vers  le  Grand*  être , et  chantè- 
rent cette  hymne  en  son  honneur. 

Choeur. 

Grand-être  ! ouvre  tes  oreilles  , 
afin  que  les  paroles  de  tes  enfans  ne 
tombent  pas  sur  la  terre  ! 

Les  Hommes. 

C’est  ta  main  puissante  qui  a atta- 
ché au  ciel  les  globes  de  feu  qui 
nous  éclairent.  C’est  ton  haleine 
qui  enfante  les  vents  : lorsque  le 
tonnerre  gronde  , c’est  ta  voix  qui 
fait  retentir  les  airs.  Ce  sont  les 
éclairs  de  tes  yeux  qui  traversent 
les  nues  en  longs  traits  de  feu. 

• Les  Femmes. 

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C’est  le  doux  éclat  de  tes  yeux  qui 
remplit  l’air  d’une  douce  chaleur  , 
aux  premiers  jours  du  printemps  ; 
qui  fait  fondre  la  neige  des  monta- 
gnes , pénètre  la  terre , réchauffe 
les  graines  et  les  animaux  engour- 
dis , ranime  la  nature,  comme  les 

regards 


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O D Ê R A H I.  73 

regards  d un  époux  embrasent  le 
cœur  de  son  épouse. 

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Les  Hommes. 


C est  ton  doigt  qui  a tracé  sur  la 
terre  Je  lit  des  fleuves  depuis  leurs 
sources  jusqu’au  grand  lac  : c’est 
toi  qui  as  élevé  les  montagnes  et 
les  a couvertes  de  forêts , pour  ar- 
rêter les  nuages  qui  remplissent  les 
rivières  d une  eau  toujours  nou- 
velle. C est  toi  qui  fais  soulever  les 
îlots  en  vagues  écornantes , lorsque 
tu  te  promènes  sur  les  eaux  qui  flé- 
chissent sous  tes  pieds  et  se  courbent 
avec  respect  autour  de  toi. 


Les  Femmes. 


C est  toi  qui  allumes  dans  nos 
cœurs  le  feu  de  l’amour  ; qui  nourris 
dans  nos  flancs  les  fruits  de  l’hymen* 
qui  remplis  nos  mamelles  du  lait  qui 
les  alimente  : tu  leur  donne  la  force 
de  s attacher  à nos  épaules  , pour 
sucer  nos  seins  ; tu  les  tiens  par  la 
mam  quand  ils  commencent  à mar- 
c.ier  sur  les  nattes  de  leurs  mères. 

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ODÉRAHI. 


Les  Hommes. 


C’est  toi  qui  fais  arriver  les  nuages 
du  pays  de  l’Ouest,  les  rassembles 
comme  les  vapeurs  de  la  chaudière, 
et  les  fais  retomber  en  gouttes  abon- 
dantes sur  la  terre  qu’elles  arrosent. 
Tu  nourris  dans  ces  vastes  prairies 
d’immenses  troupeaux,  sur  les  lacs, 
des  milliers  d’oiseaux  aquatiques  ; 
et  deux  fois,  pendant  que  le  solei 
fait  sa  course  , tu  les  disperses  et  les 
conduis  par  les  mêmes  routes , pour 
nourrir  tous  tes  enlans.  _ 

Les  Femmes. 


C’est  toi  qui  étends  sur  la  terre  le 
lit  de  mousse  et  de  verdure  sur  le- 
. quel  dorment  tous  les  êtres  • tu  cou- 
vres les  arbres  de  fleurs  et  de  fruits  : 
tu  donnes  aux  plantes  la  propriété 
de  guérir  nos  blessures  , et  ce  doux 
parfum  qui  embaume  les  ans.  Tu 
fais  germer  dans  le  sein  de  la  terre 
les  graines  que  nous  plantons  ; tu 
soutiens  leurs  tiges  agitées  par  les 
vents.  C’est  ta  main  qui  a peint  te 


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ODÉRA  II I.  75 
plumage  des  oiseaux  ) tu  leur  as 
donné  une  voix  mélodieuse  pour 
égayer  le  silence  des  bois  et  récréer 
tes  enfans  dans  leurs  rêveries. 

Les  Hommes. 

Nous  allons  recueillir  les  présens 
que  tu  nous  envoies  : conduis  avec 
ton  souffle  nos  flèches  légères  $ 
porte  nos  barques  sur  les  eaux  j 
écarté  les  troncs  d’arbres  qui  pour- 
raient les  crever  $ nettoie  les  forêts 
des  ronces  et  des  épines  qui  embar- 
rassent la  route  ; prépare-nous  tm 
chemin  uni  et  sans  pierre  à travers 
les  montagnes  ; commande  à ia 
lune  de  nous  éclairer , aux  vents  de 
nous  souffler  au  visage,  pour  que 
les  animaux  n’entendent  pas  notre 
marche  et  ne  nous  sentent  pas  : fais 
tomber  beaucoup  de  gibier  sous  nos 
coups , pour  que  tes  enfans  ne  meu- 
rent pas  de  faim  pendant  Phi  ver  ! 

Les  F e m m e s. 

, *^os  epoux  vont  à la  chasse  ; 
écarté  les  serpens  qui  pourraient  les 

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76  O D E R A H I. 

piquer,  les  troncs  d’arbres  qui  pour- 
raient déchirer  leurs  jambes  ; éloi- 
gne les  ennemis  qui  pourraient  les 
surprendre;  donne -nous  la  force 
de  les  suivre;  soutiens-nous  lorsque 
nous  serons  courbées  sous  le  poids 
du  gibier  ! 

C H OE  U R . 

Grand-être  ! ne  laisse  pas  tomber 
les  paroles  de  tes  enfans  sur  la  terre  ! 
leurs  arnes  s’élèvent  vers  toi,  comme 
les  aigles  qui  percent  lesnuages  pour 
s’approcher  du  soleil.  » 

Lorsque  cet  hymne  fut  chanté, ils 
se  retirèrent  dans  les  bourgades,  et 
le  lendemain , dès  la  pointe  du  j our  , 
nous  levâmes  nos  tentes  , pliâmes 
les  peaux , et  les  chargeant  sur  nos 
épaules  avec  tous  nos  ustensiles  , 
nous  partîmes  ensemble  pour  aller 
au  lac  des  Bois  , lieu  du  rendez- 
vous  général. 

Odérahi  nous  suivit  pour  préparer 
nos  mets  ; elle  portait  aussi  la  peau 
de  la  tente  , et  ses  hardes.  Nous 
marchâmes  vers  le  Nord  sans  autre 
guide  que  le  soleil  et  les  cinq  étoiles , 


I 


O D É R A II  I.  77 
qu’ils  nomment  la  Grande  ourse,. les 
Trois-chasseurs  et  la  Chaudière. 

Lorsque  le  soleil  ne  brillait  plus, 
nous  reconnaissions  notre  route  au 
vol  des  oiseaux,  aux  écorces  des 
arbres  plus  brunes , plus  fortes  du 
cote  du  Nord , et  recouvertes  d’une 
mousse  épaisse.  Nous  traversions  eu 
droite  ligne  les  lacs  , les  forêts , les 
rivières  j nous  gravissions  les  mon- 
tagnes, sans  jamais  nous  détourner. 
La  fatigue  me  faisait  souffrir  dans 
tous  mes  membres  \ mais  Odérahi 
marchait  gaiement  auprès  de  moi  : 
son  exemple  me  donnait  du  cou- 
rage : lorsque  la  lune  paraissait, 
no  as  dressions  nos  tentes  dans  une 
prairie  \ ma  sœur  me  frottait  avec  de 
la  graisse  d ours , et  la  fatigue  ne  me 
tourmentait  plus. 

Enfin,  nous  arrivâmes  au  lac  des 
-Sony  , à travers  les  épaisses  forêts 
dont  il  est  entouré.  Les  chasseurs 
des  douze  autres  tribus  s’y  étant 
rendus,  la  chasse  commença  dans 
une  vaste  prairie  qui  se  terminait 
d un  cote  sur  les  bords  du  lac , et 
de  i autre  à la  gorge  d’une  vallée 

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78  ODÉRAHI. 
couverte  de  bois  ; c’était  le  lieu  in- 
diqué par  mon  père.  Mes  frères  qui 
dans  leurs  tentes,  étaient  indolens 
comme  des  ours  engourdis  par  le 
froid , restant  toujours  assis  sur  leurs 
nattes  , pour  fumer , se  réveillèrent , 
et  de  vinrent  agiles  comme  des  cerfs. 
D’abord  ils  entourèrent  la  prairie, 
pour  forcer  les  buffles  a fuir  par  la  . 
vallée , en  mettant  le  feu  aux  herbes 
qui  couvraient  la  terre.  Les  trou- 
peaux accumules  dans  cette  gorge 
étroite,  tombaient  percés  de  flèches. 

Le  lendemain  , on  entoura  une 
vaste  prairie  qui  bordait  le  fleuve  ; 
des  pirogues  remplies  de  chasseurs 
étaient  cachées  dans  les  roseaux  ; et 
lorsque  les  animaux  que  nous  chas- 
sions devant  nous  en  poussant  de 
grands  cris  , voulaient  passer  1 eau, 
nous  les  percions  de  coups.  On  cern  a 
de  la  même  manière  des  lacs , tandis 
que  des  pirogues  battaient  les  ro- 
seaux : les  cris  des  chasseurs  nap- 
paient les  montagnes  : les  oiseaux 
aquatiques , les  cignes , les  canards , 
les  pluviers , les  sarcelles , les  poules 
d’eau  effrayés  voltigeaient  au-dessus 


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O D É R A H I.  79 

du  lac  dont  la  surface  était  bientôt 
couverte  de  leurs  corps.  Toutes  les 
nuits,  on  allumait  de  grands  feux 
pour  écarter  les  moustiques  qui 
venaient  en  tourbillons  , se  préci- 
piter sur  nous  : la  flamme  s’élevant 
au-dessus  de  la  forêt  qu’elle  rem- 
plissait de  lumière , éclairait  la  cime 
des  montagnes  et  des  rochers  ; le 
lac  paraissait  tout  en  feu: la  beauté 
de  ce  spectacle  me  ravissait. 

Lorsque  la  lune  ne  nous  éclairait 
vpas  y nous  nous  dispersions  dans  les 
bois,  à la  lueur  des  vers  luisans, sem- 
blables à de  petites  lampes  éparses 
sur  la  terre;  nous  prenions  les  fai- 
sans , les  poules-des-bois  endormies 
sur  les  arbres.  Les  chasseurs,  pour 
conserver  le  gibier,  jetaient  leurs 
liiets  , et  prenaient  une  grande 
quantité  de  poissons  que  les  femmes 
faisaient  sécher. 

J’aimais  à aller  après  le  repas  , 
m’asseoir  à l’ombre  d’un  sassafras  , 
avec  ma  jeune  mère  : l’aspect  de 
ces  lieux  enchantés  plongeait  mon 
esprit  dans  de  douces  méditations 
sur  le  Grand  être  dont  je  parlais 

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8o  O D É R A H I. 

souvent  à Odérahi.  Je  désirais  con- 
naître les  opinions  religieuses  des 
Indiens  : la  franchise  d’Odérahi , 
son  esprit , son  bon  cœur  me  pro- 
mettaient des  réponses  satisfaisan- 
tes ; je  lui  dis  : « Bonne-amie  , mon 
cœur  veut  te  parler  , ne  laisse  pas 
tomber  ma  voix  sur  la  terre  ! Dis- 
moi  comment  les  yeux  de  ton  esprit 
voient  le  Grand-être. 

— Bon-ami,  comment  peux- tu 
demander  cela  à une  jeune  femme 
dont  les  yeux  sont  éblouis  par  l’éclat 
de  tes  yeux  ? comment  oserai-je  les 
élever  vers  le  Grand-être  ? ses  re- 
gards les  brûleraient  comme  ceux 
du  soleil  brûlent  les  yeux  des  enfans 
qui  s'amusent  à le  fixer. 

—Mais,  douce  Odérahi ? ne  pour- 
rais tu  pas  me  tracer  une  image  du 
Grand- esprit  ? 

— Oh  oui , bon-ami , surtout  de- 
puis que  je  t’ai  vu  : tu  es  à mes 
yeux  l'image  du  Grand-pere  des 
hommes  ; il  est  beau  comme  toi  ; 
tous  ses  membres  sont  bien  faits 
comme  les  tiens;  ses  regards  qui 
s’étendent  d’un  bout  de  la  terre  à 


ÔDÉRAHÎ.  81 
l’autre , comme  toi  qui  l'a  parcou- 
rue , regardent  tous  ses  enfans  avec 
la  douceur  qui  brille  dans  tes  yeux 
lorsqu'ils  s’arrêtent  sur  moi;  sa  voix 
est  douce  , elle  pénètre  dans  le  sein 
de  la  terre , se  fait  entendre  à tout 
ce  qui  est , comme  la  tienne  pénètre 
dans  mon  cœur  ; ses  bras  s'étendent 
sur  tous  les  hommes  , comme  les 
tiens  , lorsque  tu  prends  les  mains 
d Ourahou,  d’Omourayou,  les  mien- 
nes, et  que  tu  les  presse  sur  ton  sein. 
Son  esprit  est  vaste  comme  le  tien  ; 
il  renferme  tout , il  sait  tout  : son 
cœur  est  bon  ; il  voudrait  que  tous 
les  hommes  fussent  heureux  ? et 
s aimassent  en  frères  ; il  les  chérit 
dans  son  cœur,  comme  tu  aimes 
Oderahi  i lorsqu  il  voit  leurs  mem- 
bres couverts  de  plaies  , lorsqu’il 
entend  le  cri  de  mort,  ses  yeux  se 
remplissent  de  larmes,  son  ame  tres- 
saille , il  pleure  comme  tu  pleurais 
sur  ta  natte  des  bois , en  pensant  à 


ton  Eugénie,  C est  lui  qui  a fait  tout 


ce  qui  charme  les  yeux , tout  ce  qui 
i latte  les  oreilles,  tout  ce  qui  plaît 
a ,a  Jonche  : il  orne  les  plantes 

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82  O D É R A H I. 

et  les  arbres  de  fleurs  , comme  toi , 
bon-ami  , qui  aimes  à me  donner 
des  pièces  de  drap  rouge  a franges 
d’or  pour  que  je  paraisse  plus  belle  : 
bon-ami , tu  es  pour  moi  le  portrait 
du  Grand-être  , comme  cette  eau 
vive  était  pour  toi  le  portrait  de 
ton  Eugénie  : je  t’aime  dans  mon 
coeur  et  t’honore  dans  mon  esprit , 
comme  l’image  vivante  du  Giand- 

père  des  hommes. 

— Odérahi,  tes  paroles  plaisent 
à mon  cœur  ; mais  écoute-moi  tou- 
jours : qui  est-  ce  qui  fait  souffrir  les 
hommes  , les  attache  au  poteau  de 
mort,  et  les  tue,  en  leur  portant 
des  coups  qui  font  souffrir  tous  leurs 
membres  ; qui  est- ce  qui  lance  a 
foudre , bouleverse  les  eaux  du  lac 
lorsqu’il  engloutit  les  pirogues?  _ 

Bon-ami,  ce  sont  les  mauvais 

génies  qui  détestent  les  hommes  et 
lés  tourmentent  sans  cesse  ; ce  sont 
eux  qui  les  attachent  au  poteau  de 
mort  , et  font  perdre  l’esprit  aux 
bourreaux  qui  les  tourmentent;  ce 
sont  eux  qui  t’ont  enlevé  de  ton 
pays  : mais  le  Grand-être , plus  puis- 


/ 


ODÉRAHI.  33 

sant , t’a  arraché  de  leurs  mains  , 
pour  te  placer  sur  la  natte  du  bon 
père  Ourahou, auprès  d’Omourayou 
et  d’Odérahi  qui  t’aiment. 

— Si  le  Grand  être  est  plus  puis- 
sant que  les  mauvais  génies,  pour- 
quoi souffre- 1 il  qu’ils  tourmentent 
les  hommes  ? 

— Le  voyageur  qui  a couru  les 
bois  pendant  la  pluie,  dont  les  jam- 
bes ont  été  déchirées  par  les  épines, 
trouve  sa  tente  plus  belle,  sa  peau 
d ours  plus  molle  $ lorsque  tu  rentres 
latigué  dans  la  tente  , après  une 
longue  absence  , tes  regards  sont 
plus  agréables  à mes  yeux  qui  ont 
soif  de  te  voir  , tes  paroles  sont 
plus  agréables  à mes  oreilles , qui 
opt  faim  de  t’entendre  : de  même 
les  hommes , après  avoir  long-temps 
souffert,  trouveront  plus  belle  la 
prairie  dans  laquelle  le  Grand- être 
les  attend.  Le  gibier  y sera  très- 
abondant  ; ils  y chasseront  à leur 
gré  ; les  femmes  danseront  , sans 
être  obligé  de  labourer  la  terre  ; ils 
s’aimeront  toujours, sans  que  le  feu 
de  l’amour  puisse  s’affaiblir  ; le  père 


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84  G D É R A H I. 
des  hommes  allumera  dans  leurs 
cœurs  une  flamme  qui  ne  s’éteindra 
jamais;  il  donnera  à leurs  nerfs  la 
force  d’être  toujours  agités  par  le 
plaisir. 

— Mais  pourquoi  n’a-t-il  pas  écarté 
les  ronces  et  les  épines  qui  embarras- 
sent le  chemin  de  la  vie? 

— La  vie  n’est  qu’un  songe , et 
la  mort  un  réveil  ; les  maux  passent 
avec  la  rapidité  de  l’oiseau  qui  vole , 
sans  laisser  de  traces  après  lui  : re- 
garde derrière  toi,  vois- tu  les  tour- 
mens  que  tu  as  soufferts  ? si  tu  les 
aperçois,  ce  n’est  qu  a travers  un 
nuage.  Et  le  père  des  hommes  n’a- 
t-il  pas  placé  surleurroute  destentes 
où  ils  s’arrêtent  et  boivent  le  plaisir? 
ne  leur  a-t-il  pas  donné  des  parens , 
des  amis  qui  les  soutiennent , quand 
le  souffle  des  esprits  est  prêt  à les 
renverser  ; une  femme  qui  arrache 
les  épines  de  la  vie?  ne  leur  a-t-il 
nas  donné  une  ame  que  tous  les 
tourmens  ne  peuvent  détruire  et  qui 
s'asseoira  un  j our  aup>rès  de  lui  ? 

. Oui , mais  quand  la  fenyne  qui 
le  rendait  heureux  tombe  à ses  côtés. 


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O D É R A H I.  85 
et  qu’il  ne  peut  la  relever,  il  con- 
tinue  sa  route  ; mais  l’ennui  pèse 
sur  sa  tête , le  chagrin  ronge  son 
ame,  il  s’arrête  à chaque  instant 
pour  verser  des  larmes. 

— Tu  me  parle  de  tes  peines  ! 
n’as-tu  pas  trouvé  une  bonne  mère 
qui  a fermé  tes  plaies? 

— Oui , belle  Odérahi  ; mais  si  tu 
tombais  auprès  de  moi,  si  ton  père , 
si  mon  jeune  frère  Ornourayou , ta 
sœur  Omaïra  tombaient  à mes  côtés, 
je  resterais  étendu  sur  la  route  , 
comme  un  faon  qui  ne  peut  suivre 
sa  mere  poursuivie  par  les  chasseurs* 
— Tu  parles  en  femme  qui  voit 
tous  les  dangers , et  non  en  guerrier 
qui  les  brave  : si  nous  mourions 
avant  toi  , nos  âmes  voltigeraient 
autour  de  ta  natte  , elles  te  diraient  : 
courage,  bon  - ami  * marche  sans 
cesse , tu  n’es  pas  loin  encore  du 
pays  des  âmes  ; tu  vas  bientôt  y 
entrer  : tu  t’y  reposeras  sur  une 
bonne  peau  d’ours,  dans  la  tente  de 
ton  père,  de  tes  parens,  auprès  de 
ton  Eugénie  et  d’Odérahi  ; tu  les 
aimeras  dans  ton  cœur,  comme  tes 


86  O D É R A H I. 
épouses , et  nos  âmes  seront  réunies 
comme  des  flammes  qui  se  confon- 
dent. 

— - Douce  Odérahi , tes  paroles  me 
plaisent  autant  que  le  chant  des 
oiseaux  , mais  écoute  toujours  les 
miennes.  » 

Je  voulus  lui  expliquer  les  phé- 
nomènes de  la  nature;  elle  mit  sa 
main  sur  ma  bouche  : c<  Bon*  ami  , 
dit-elle  , tes  paroles  n'entrent  pas 
dans  mon  esprit  ; tu  veux  que  je  le 
fasse  marcher  dans  ces  ténèbres  , 
mais  je  plairais  plus  au  Grand-être 
en  faisant  des  nattes  pour  Ourahou  : 
quand  j’aurai  été  l'épouse  d’un  bon 
guerrier,  et  que  j'aurai  allaite  mes 
enfans  ; quand  mes  filles  seront 
mariées  , et  que  je  les  aurai  aidées 
è nourrir  aussi  les  leurs  , alors  le 
Grand -être  m'appelera  à lui  ; et 
pour  me  récompenser  d avoir  ete 
bonne  fille  , bonne  épouse  et  bonne 
mère , il  fera  voir  à mon  esprit  tout 
ce  qui  est  : mais  à-présent  qu'il  est 
enveloppé  dans  mon  corps  , il  ne 
peut  s’élever  au-dessus  de  la  terre  : il 
est  comme  l’oiseau-pêcheur  qui  rase 
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O D E II  A II  E 87 
les  eaux  entre  les  arbres  du  rivage  $ 
s’il  veut  s’élever  plus  haut,  les  vents 
le  culbutent , et  le  jettent  dans  la 
rivière.  Si  je  voulais  faire  marcher 
mon  esprit  dans  les  ténèbres  qui 
couvrent  la  cause  de  tout  ce  qui 
est , il  s’égarerait  comme  celui  des 
, jongleurs  qui,  occupés  sans  cesse  à 
parler , disent-ils , aux  esprits , per- 
dent  leur  bon  sens,  ne  voient  plus 
clair  dans  les  bois  pour  aller  à la 
chasse  : leurs  mains  ne  savent  pas 
tirer  un  arc  ; ils  ne  savent  pas  tresser 
un  filet , conduire  une  pirogue  : ils 
se  croient  au-dessus  des  autres  hom- 
mes , et  ils  sont  inutiles  à la  nation 
qui  est  obligée  de  les  nourrir  pour 
les  empêcher  de  faire  le  mal. 

— Tu  n’honores  donc  pas  les 
jongleurs  dans  ton  esprit? 

— Non , bon-ami , ni  moi , ni  mon 
père , ni  tous  ceux  de  ma  nation  qui 
veulent  penser  : leurs  oreilles  écou- 
tent, disent-ils,  les  paroles  des  es- 
prits , et  ils  n’entendent  pas  celles 
de  leurs  parens  qu’ils  abandonnent  : 
ils  ne  veulent  pas  avoir  de  femmes 
ni  d’enfans  dans  leurs  tentes , parce 


88  O D É R A H L 
qu’ils  les  étourdiraient  $ mais  ils 
vont  pendant  la  nuit,  dans  la  tente 
des  jeunes  filles  : ils  enlèvent  des 
enfans  tout  élevés  , les  emmènent 
dans  les  bois  pour  leur  communi- 
quer leur  folie  : ils  ne  vont  pas  à 
la  chasse  , mais  ils  prennent  le  plus 
beau  gibier  de  ceux  qui  ont  l’esprit 
endurci  : ils  ne  vont  pas  à la  guerre , 
parce  qu’ils  craignent  de  mourir  y 
mais  ils  excitent  les  nations  à se 
battre  pour  que  l’on  donne  aux 
esprits  des  présens  dont  ils  s’empa- 
rent : ce  sont,  ou  des  fourbes  qui 
menacent  de  la  colère  des  mauvais 
génies  pour  qu’on  s’adresse  à eux  , 
ou  des  insensés  qui  ont  une  fièvre 
chaude  : je  ris  des  premiers  , je 
plains  les  autres  et  les  méprise  tous  ; 
ce  sont  des  hommes  de  peu  de  va- 
leur : » 

Je  lui  parlai  de  la  religion  chré- 
tienne ; mais  elle  ne  m’écouta  pas 
et  dit  seulement  ? à propos  des  mys- 
tères : « J’avais  entendu  répéter  tou- 
tes ces  choses  à mon  père,  j’avais 
peine  à le  croire  , mais  je  vois  bien 
que  c’est  la  vérité  : c’est  ce  qui  fait 


O D E R A H I.  89 
que  les  Européens  sont  si  médians  : 
quand  ils  sortent  de  ces  cabanes  où 
ils  se  sont  enfermés  avec  une  robe 
noire  ou  un  pied- nu,  pour  leur 
* raconter  leurs  crimes  , ils  croient 
qu’ils  sont  oubliés  3 ils  en  commet- 
tent de  nouveaux.  Après  qu’ils  ont 
mangé  leur  dieu , ils  se  croient  su- 
périeurs aux  autres  hommes  : les 
Espagnols , qui  ont  massacré  tant 
de  malheureux  Indiens  , commen- 
çaient par  avaler  de  ce  pain , avant 
de  les  tuer,  puis  ils  se  disaient  : à 
présent  que  nous  avons  mangé  n otro 
dieu,  nous  pouvons  bien  manger 
des  hommes. 

« Mes  pères  m’ont  dit  que  le 
Grand-être  recevrait  dans  le  pays 
des  âmes  tous  les  guerriers  morts 
dans  les  combats , tous  les  vieillards 
qui  auraient  défendu  leur  nation 
dans  les  conseils , les  femmes  fîdelles 
a leurs  maris,  les  jeunes  filles  qui 
auraient  respecté  leurs  mères  , et 
tous  ceux  qui  n’auraient  jamais  fait 
de  mal  aux  hommes  ; j’ajoute  foi  à 
leurs  paroles , et  ne  crois  pas  à celles 
des  Robesmoires,  » 


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9o  ODÉRAHI. 

Nous  rentrâmes  dans  la  tente  pour 
nous  reposer  : j’étais  du  côté  démon 
père , Odérahi  dormait  à l’autre  bout 
de  la  tente,  le  feu  était  couvert,  la 
Ijine  était  au  milieu  de  sa  course  ^ 
lorsque  j'entendis  quelqu’un  qui  en- 
tra doucement,  s’approcha  du  feu, 
et  alluma  une  petite  lampe  : je  re- 
connus un  jeune  Nadouëssis  paré 
de  ses  plus  beaux  vêtemens  : il  tenait 
sa  lampe  dans  le  creux  de  ses  mains 
jointes,  et  s’approchant  de  la  natte 
d’Odérahi  , il  écarta  doucement  la 
pièce  de  drap  qui  enveloppait  sa 
tête , j usqu’à  ce  qu’elle  fût  réveillée  : 
lorsqu’elle  le  vit , elle  détourna  la 
tête  ; le  jeune  homme  éteignit  sa 
lampe  , et  s’en  alla.  Je  crus  que 
c’était  un  amant  d’Odérahi , mais  il 
en  vint  plusieurs  autres  que  ma  jeune 
sœur  repoussa  de  même  : lorsque 
les  ténèbres  furent  chassées  par  l’au- 
rore , nous  retournâmes  à la  chasse  ; 
j’étais  seul  avec  Odérahi , dans  une 
pirogue  $ je  la  conduisis  sous  la 
voûte  épaisse  que  formaient  au  des- 
sus des  eaux  de  jeunes  arbres , dont 
les  longues  branches  chargées  do 


O D É R A H I.  9* 
fleurs  carressaient  la  surface , et  je 
lui  parlai  de  la  visite  des  jeunes 
gens. 

— Bon-ami , ce  sont  des  guerriers 
qui  cherchent  le  plaisir  : les  filles 
qui  se  laissent  enivrer  par  leurs 
paroles  semblables  aux  eaux  de  feu, 
les  reçoivent  sur  leurs  nattes,  comme 
des  époux,  et  boivent  ensuite  le  suc 
de  certaines  plantes  , pour  effacer 
leurs  fautes, 

— Tu  n’as  donc  pas  voulu  boire 
des  eaux  de  feu  ? « 

Odérahi  rougit , versa  quelques 
larmes , et  me  dit  en  pressant  dou- 
cement ma  main  sur  son  sein  : «tes 
paroles  me  blessent  le  cœur  $ et  n’as- 
tu  jamais  entendu  les  miennes?  Je 
croyais  que  tu  me  voyais  telle  que 
je  suis,  mais  je  me  suis  trompée  ! 
Les  jeunes  filles  qui  reçoivent  ces 
guerriers,  ne  les  aiment  pas  ; elles 
n’aiment  qu’elles  : elles  lavent  leur 
faute  avec  du  suc  de  plantes  5 mais 
elles  ne  peuvent  le  cacher  à leurs 
propres  yeux  ; elles  ne  peuvent  met- 
tre la  main  sur  la  bouche  de  leur 
cœur , ni  l’empêcher  de  crier , îiâ 


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9^  ODÉRAHI. 

as  mal  fait  ! Cette  voix  doit  les 
troubler  : elles  ne  peuvent  pas  mar- 
cher la  tête  haute , dans  les  sentiers 
de  la  bourgade;  il  faut  qu’elles  se 
détournent  à la  vue  du  guerrier 
qui  s’est  assis  sur  leurs  nattes  ; car , 
alors , elles  ne  sont  plus  enivrées  ; 
elles  voient  leur  faute  , et  les  yeux 
du  guerrier  qui  sourit  lui  disent  : tu 
es  une  femme  de  peu  de  valeur . Je 
ne  pourrais  vivre  dans  la  bourgade , 
s’il  me  fallait  ainsi  quitter  la  route  ; 
j’aime  à marcher  la  tête  droite,  com- 
me une  femme  qui  ne  craint  les  re- 
proches d’aucun  guerrier.  » 

Pendant  qu’Odérahi  parlait  ainsi, 
je  vis  un  orignal  qui  paissait  sur  le 
vallon  ; elle  me  dit  de  le  poursuivre  : 
nous  sautâmes  hors  de  la  pirogue,  je 
le  chassai  avec  la  rapidité  de  l’oiseau: 
Odérahi  ne  pouvant  me  suivre  , se 
reposa  au  pied  d’un  sassafras  que 
ses  fleurs  faisaient  briller  au  milieu 
de  la  forêt.  J’atteignis  l'orignal,  1$ 
perçai  de  flèches , et  le  fis  rouler 
sur  la  colline.  J’appelai  Odérahi , 
pour  qu’elle  vînt  m’aider  à le  porter 
jusqu’aux  rives  du  lac  ; ma  voix 


O D É R A H I,  93 

frappa  les  montagnes  ; les  échos  ré- 
pétèrent au  loin  : Odérahi  ! Odérahi  ! 
mais  ma  jeune  sœur  ne  répondit  pas  : 
je  courus  à l'arbre  près  duquel  je 
l'avais  laissée  ; elle  n'y  était  plus  : 
je  trouvai  son  panier  , et  à quelques 
pas , sous  l'herbe , un  casse-tête  d’une 
structure  différente  de  ceux  des 
Sioux.  J'allai  aux  tentes  , en  criant 
toujours  : « Odérahi  ! Odérahi  ! :» 
Quand  mes  frères  me  virent  , ils 
me  demandèrent  où  était  ma  sœur  ; 
je  leur  montrai  le  casse-tête  , ils 
dirent  : c<  des  chasseurs  Chippewais 
ont  enlevé  ton  Odérahi  , courons 
après  eux.  *>  Et  sur-le-champ,  douze 
jeunes  guerriers  à la  tête  desquels 
était  Ornourayou , se  mirent  avec 
moi , à leur  poursuite.  Il  reconnut 
des  traces  sur  l’herbe  , me  les  mon- 
tra, en  disant  : « frère,  les  larmes 
qui  remplissent  tes  yeux  t'empê- 
chent de  voir  Odéraûi  portée  par 
les  Chippewais  ; ne  vois-tu  pas  ces 
traces  d’un  guerrier  chargé  d'un 
tardeau  qui  l’empêche  de  courir  ? 
Prenons  cette  route  ! >»  Nous  cou- 
rûmes en  suivant  ces  traces  près- 


94  O D E R A H I. 
qu’invisibles  marquées  sur  le  sable , 
l’herbe , les  feuilles  mortes  , et  qu’ils 
n’avaient  pas  eu  le  temps  d’effacer  : 
les  branches  dérangées  suffisaient 
seules  pour  nous  conduire  à travers 
les  bois  en  marchant  tous  d’un  pas 
égal , mais  très-précipité  : nous  tra- 
versâmes plusieurs  rivières  à la 
nage  ; le  soleil  nous  vit  quatre  fois 
parcourant  ainsi  les  forêts  , les  lacs , 
les  prairies  , nous  reposant  à peine 
pour  boire  le  suc  des  érables , et 
dévorer  quelques  grains  de  riz  sau- 
vage. Je  n’espérais  plus  retrouver 
Odérahi  ; mon  ame  rampait  sur  la 
terre  comme  une  vigne  qui  n’a  plus 
d’apoui  : car  lorsqu’elle  était  sur 
ma  natte  , mon  cœur  était  moins 
triste  ; je  pensais  à toi,  Eugénie  ; 
je  te  pleurais  toujours  ; mais  elle 
était  près  de  moi  comme  une  bonne 
mère  qui  cherche  à consoler  son 
fils  de  la  perte  de  son  amante,  le 
presse  sur  sou  sein  , et  lui  dit  : « tu 
as  une  amie  qui  t’aime,  qui  te  sera 
toujours  fidelle  ! » quand  j’eus  perdu 
Odérahi , toutes  les  plaies  de  mon 
cœur  se  rouvrirent}  il  me  semblait 


O D É R A H I.  95 

que  je  venais  de  te  quitter  : j’étais 
triste  comme  un  infortuné  qui  perd 
à-la  fois  son  épouse  et  sa  mère  : je 
n'avais  pas  la  force  de  manger  : 
j’étais  morne  et  silencieux  au  milieu 
de  mes  frères  : assis  sur  l’herbe , 
j’avais  la  tête  penchée  ; je  ne  disais 
pas  un  seul  mot  ; des  larmes  rou- 
laient sans  cesse  dans  mes  yeux  ; 
mes  frères  venaient  pleurer  sur  moi 
et  me  disaient  : « Sois  guerrier  ; 
portes  avec  courage  le  fardeau  de 
la  douleur  ! » Ces  paroles  entre- 
coupées de  sanglots,  perçaient  mon 
cœur , aü  lieu  de  me  consoler. 

Nous  avions  traversé  une  immense 
forêt  5 mes  membres  étaient  si  fati- 
gués, que  je  pouvais  à peine  mar- 
cher ; mais  ma  tendresse  pour  Odé- 
rahi  soutenait  mon  ardeur  : je  croyais 
la  voir  attachée  au  poteau  de  mort  ; 
j’entendais  les  cris  de  ma  mère  ex- 
pirante dans  les  tourmens , ou  ré- 
duite en  esclavage.  Omourayou  nous 
dit  : cc  Je  vois  au-dessus  des  arbres 
la  fumée  du  feu  près  duquel  est 
Odérahi  ; » tous  les  guerriers  se 
blottirent  sous  les  broussailles  jus- 


i: 


96  ODÉRAHI. 
qu’à  la  nuit  : lorsqu’elle  fut  arrivée  , 
ils  marchèrent  sur  leurs  genoux  , 
avec  l’agilité  d’un  renard  qui  se 
glisse  jusqu’au  nid  d’un  faisan.  Ils 
arrivèrent  à une  clarière  au  milieu 
de  laquelle  étaient  les  Chippewais 
endormis,  sans  être  gardés  par  des 
sentinelles  dont  les  sauvages  ne 
connaissaient  pas  l’usage. 

cc  Hélas,  dis- je  à Omourayou  ! 
Odérahi  n’est  pas  là,  je  n’entends 
pas  ses  cris  ! » Il  regarda  attentive- 
ment sur  la  terre  , au  clair  de  la 
lune  : « elle  est  là , reprit- il , je  vois 
ses  pas  sur  l’herbe  \ mes  paroles  sont 
de  valeur  ! » Tous  les  guerriers  se 
levèrent  à-la  fois , et  se  précipitant 
sur  les  tentes,  ils  brisèrent  le  crâne 
des  ravisseurs  endormis , enlevèrent 
leurs  chevelures  , en  appuyant  les 
genoux  sur  leurs  épaules,  et  tirant 
avec  force  tous  les  cheveux  et  la 
peau  qu’ils  avaient  cernée  tout  au- 
tour avec  le  scalpel.  Mes  yeux 
avaient  faim  de  revoir  Odérahi  ; ils 
la  cherchaient,  comme  une  mère 
cherche  son  enfant  égaré  dans  les 
forêts  y je  l’aperçus  dans  un  coin  de 


O D É R A H I.  97 

la  tente , étendue  sur  la  terre , les 
bras  et  les  pieds  attachés  à un 
poteau  : la  douleur  reposait  sur  son 
visage,  comme  le  hibou  sur  le  corps 
d’une  colombe  ; l’air  sortait  en  sou- 
pirs de  sa  poitrine  agitée  : je  coupai 
ses  liens  : « ma  chère  Odérahi  ! 
lève -toi  î voilà  ton  fils  ! » Elle  sé 
leva,  se  précipita  dans  mes  bras, 
et  y resta  quelque  temps  sans  mou- 
vement ;«C  est  toi , bon-ami  ! mon 
coeui  boit  le  plaisir  1 » elle  versait 
un  torrent  de  larmes  * « que  je  suis 
joyeuse  de  te  revoir  ! mon  ame  ne 
partira  pas  encore  pour  le  pays  des 
âmes  ....  Non  !...  te  voilà  !...  la 
joie  me  rend  folle  ! » Elle  dansait 
autour  de  moi , me  serrait  dans  ses 
bras , me  donnait  sa  main  à baiser 
pressait  la  mienne  sur  son  cœur  me 
regardait  avec  deS  yea*  nldns'  de 
tendresse,  comme  une  mère  oui 
retrouve  son  fils.  « Oui  ! si  tu  n’étais 
pas  .venu  me  délivrer,  j’allais  partir 
pour  le  pays  des  amesj  car  je  ne 
puis  vivre  sans  toi  : mon  ame  aurait 
vole  sans  cesse  autour  de  son  ami  ; 

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93  ODÉRÀIII. 

mais  te  voilà , le  Grand-père  des 
hommes  a écouté  ma  voix.  » 

Lorsque  le  soleil  se  leva , nous 
fîmes  un  brancard  pour  porter  Odé- 
X ahi  dont  les  jambes  étaient  enflées  ; 
et  afin  que  Ton  ne  pût  pas  nous  pour- 
suivre ,nous  mîmes  le  feu  aux  herbes 
derrière  nous.  Les  vents  excitant  la 
flamme , élevèrent  des  montagnes 
de  feu  qui  roulaient  sur  la  foret 
dont  quelques  arbres  s’enflammè- 
rent 9 et  nous  offrirent  l'aspect  im- 
posant de  plusieurs  colonnes  de  feu 
qui  perçant  les  tourbillon  s de  fumée, 
disputaient  d’éclat  avec  1 aurore. 

Nous  arrivâmes  enfin  au  rendez- 
vous,  et  posâmes  Odérahi  sur  un  lit 
de  mousse  et  de  fleurs , a l’ombre 
d’un  arbre  dont  le  feuillage  permet- 
tait aux  rayons  du  soleil  de  la  ré- 
chauffer. Omourayou  alla  cueillir 
des  fruits  et  des  plantes  pour  la 
rafraîchir  et  panser  ses  plaies  . la 
joie  guérit  bientôt  son  cœur  5 elle 
renaissait,  comme  une  fleur  qui  a 
été  brûlée  par  le  soleil , et  dont  la 
rosée  fait  revivre  les  couleurs  et  la 
beauté. 


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0 D ER  A Ht.  - 99 
« Bon-ami,  dit-elle,  lorsque  les 
Chippewais  m’enlevèrent  , je  me 
débattis,  comme  un  enfant  que  des 
guerriers  en  lèvent  à sa  mère  : courbé 
sur  le  bras  du  ravisseur,  il  piétine, 
pousse  des  cris  plain  tifs  , tord  tous 
ses  membres  pour  échapper  ; il  re- 
leve  la  tete  , pour  voir  si  sa  mère  à 
laquelle  il  tend  les  bras  revient  au- 
près de  lui  : mais  les  Chippewais 
me, fermèrent  la  bouche  et  me  ga- 
rottèrent.  Je  me  disais  : pauvre  Odé- 
rahi  ! tu  te  félicitais  d’avoir  un  ami 
bon , comme  le  Grand  être , beau  , 
comme  le  soleil  levant,  et  voilà  que 
des  ennemis  t’arrachent  de  ses  bras  ! 
Tu  ne  t’asseoiras  plus  sur  sa  natte- 
il  ne  baisera  plus  ta  main  ; tu  ne 
prendras  plus  la  sienne  , pour  la 
presser  sur  ton  cœur  ; tes  yeux  ne  se 
rempliront  plus  de  son  image  ; ses 
paroles  ne  retentiront  plus  dans  ton 
cœur  ; il  ne  tressaillera  plus  de  joie 
eu  le  voyant  entrer  dans  ta  tente- 
tu  vas  devenir  l’esclave  d’un  Chip! 
pewais  : non  ! non  ! j’aime  mieux 
mourir  ! mon  ame  volera  à sa  tente, 
elle  1 entendra  chanter  avec  son 

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-père,  l’hymne  des  âmes  ; elle  veil- 
lera sans  cesse  autour  d’eux,  pour 
les  avertir  des  dangers  $ elle  les 
verra  pleurer  sur  ta  natte , et  leurs 
larmes  tromperont  son  ennui,  jus- 
qu’à ce  qu’ils  viennent  avec  elle 
dans  le  pays  des  âmes  !...  Mais  te 
voilà  près  de  moi  ! je  reviens  à la 
vie  ! » 


O D É R A H I. 


lôi 


Cependant  nous  retournâmes 
sur  les  bords  du  Méchassipi  , en 
marchant  avec  allégresse  : lorsque 
nous  fûmes  ^arrivés  à la  bourgade, 
nous  entrâmes  dans  la  tente  démon 
père  que  le  chagrin  avait  forcé  à 
quitter  la  chasse.  11  était  assis  sur 
sa  natte  , auprès  de  son  feu  qu’il 
avait  laissé  éteindre  : sa  chaudière 
était  vide  $ il  y avait  auprès  de  lui 
des  viandes  cuites  et  du  riz  que  ses 
voisins  lui  avaient  apportés,  mais 
auxquels  il  n’avait  pas  touché  : sa 
tête  était  cachée  dans  ses  mains 
appuyées  sur  ses  genoux  ; le  sang 
coulait  encore  de  l’une  de  ses  jam- 
bes déchirée  par  un  tronc  d’arbre. 
Je  lui  dis  : c<  Bon  père , voilà  ta 
fille  ! ^ Il  répondit , en  levant  les 
yeux  sur  elle  : « cela  est  bien  ! » 
Oderahi  dansa  autour  de  lui  , puis 
elle  alluma  du  feu , prépara  les 
viandes  et  courut  aux  bois  chercher 
des  plantes.  Ourahou  restait  tou- 
jours immobile,  ne  répondant  à 

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nos  paroles  que  : c<  cela  est  bien  ! » 
mais  il  laissait  tomber  des  larmes 
de  plaisir.  Quand  l’eau  commença 
à bouillir  dans  la  chaudière  , et  que 
ma  sœur  eut  panse  sa  plaie  , il  se 
leva  , dansa  autour  de  nous  avec 
l’agilité  d’un  jeune  homme, en  chan- 
tant : « mon  cœur  boit  le  plaisir; 
le  feu  de  ma  tente  était  éteint , ma 
chaudière  était  froide  et  vide  , ma 
plaie  saignait,  je  m’endormais  dans 
le  sommeil  de  la  mort , parce  que 
j’avais  perdu  mes  enfans  ; j’avais 
dit  à mon  voisin  : ne  fais  plus 
cuire  de  viande  pour  moi,  je  veux 
mourir  ; tu  vois  bien  que  mes  enfans 
ne  sont  plus  sur  ma  natte  ! Mais  les 
voilà  ; ils  ont  rallurçé  mon  feu , ré- 
chauffé ma  chaudière  , pansé  ma 
plaie  ; mon  ame  boit  le  plaisir  : que 
je  suis  joyeux  de  vous  revoir  ! mon 
cœur  était  vide , vous  le  remplissez  ; 
mes  yeux  étaient  baignés  de  larmes , 
vous  les  essuyez  ; le  silence  de  ma 
cabane  attristait  mon  ame  : je  guet- 
tais votre  retour;  vos  voix  me  sont 
plus  agréables  que  le  chant  des  oi- 


V 


0 D É R A H I.  îo3 

seaux  : j’étais  immobile,  en  atten- 
dant la  mort  ; je  danse  autour  de 
vous  ! 

Il  frotta  de  graisse  d’ours  les 
membres  des  jeunes  guerriers  qui 
s’étaient  assis  sur  lanatte  etfumaient 
dans  le  calumet,  comme  s’ils  n’a- 
vaient pas  faim  : il  leur  distribua  des 
viandes  cuites  ; quand  ils  eurent 
mangé , ils  dansèrent  autour  d’Odé- 
rahi,  qui  riait  aux  éclats.  Mon  père 
leur  dit  : « frères,  votre  action  est 
de  grande  valeur  pour  moi  ! » Ils 
sortirent  , et  nous  nous  envelop- 
pâmes dans  nos  couvertures  pour 
dormir. 

Quand  le  soleil  pénétra  dans  nos 
tentes , Ourahou  sortit , comme  un 
furieux  , armé  de  son  casse-tête , et 
le  secouant  avec  force,  il  poussa  le 
cri  de  guerre,  en  courant  entre  les 
tentes. 

^ Ses  cris  portés  par  les  vents , vo- 
lèrent de  bourgade  en  bourgade,  et 
frappèrent  les  oreilles  des  guerriers 
des  douze  tribus  : tous,  depuis  l’âge 
de  seize  ans,  jusqu’à  celui  de  soi- 

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304  odèrahl 

xante,  se  rassemblèrent  comme  des 
loups  qui  veulent  attaquer  un  trou- 
peau. Le  chef  des  guerriers  , les 
vieillards  de  l’un  et  l’autre  sexe  , 
députés  par  les  douze  tribus  , s’as- 
sirent en  rond  , au  milieu  de  la 
grande  tente  du  conseil  : les  jeunes 

Sens  étaient  debout,  en  silence, 
errière  eux  , pour  apprendre  à 
discuter  les  intérêts  de  la  nation. 
Mon  père  passa  dans  le  milieu  de 
l’assemblée  et  fit  le  récit  de  l’en lè- 
vement  d’Odérahi,  imitant  par  les 
gestes  et  la  voix,  ses  efforts  pour 
échapper  à ses  ravisseurs,  ses  cris , 
ses  soupirs,  ce  Frères,  dit- il  avec 
l’accent  d’un  homme  dont  le  sang 
est  embrasé  par  la  colère,  j’ai  soif 
du  sang  des  Chippewais  ! viens  , 
ma  fille  ! « Elle  s’approcha  de  lui. 
« Voyez  ses  mains  enflées  par  les 
liens  qui  les  ont  serrés  , ses  yeux 
gonflés  par  les  larmes  , sa  peau 
flétrie  par  les  mains  des  guerriers  : 
ne  la  vengerez- vous  pas  ? Ma  main 
veut  briser  leurs  crânes  , déchirer 
leurs  chairs,  et  les  dévorer  ! n’avez- 
vous  pas  comme  moi , la  soif  de  la 


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O D É R A H I.  10 5 

vengeance  ? elle  brûle  mon  cœur  ! 
\ ce  Mais  je  jette  de  l’eau  sur  le  feu 
de  ma  colère , elle  s’éteint  y mes 
paroles  n’étaient  pas  de  valeur  : ce 
ne  sont  pas  les  mains  de  ma  fille 
qui  sont  blessées  , ce  sont  celles  dé 
vos  femmes  ; ce  n’est  pas  le  père 
d Qderahi  qui  vous  parle  , ce  sont 
tous  les  pères  de  la  nation.  Vos 
femmes  ne  sont  plus  libres  , mais 
esclaves  : elles  ne  pourront  plus  aller 
dans  les  bois , sans  être  enlevées  par 
les  Chippewais  ! Les  limites  du  ter- 
ritoire de  chasse  sont  renversées  £ 
vous  n’avez  plus  de  pays , puisqu’ils 
viennent  y enlever  vos  femmes.  Ma 
fille  est  de  peu.  de  valeur , mais  la 
nation  entière  est  offensée.  J’ai  re- 
garde sur  l’écorce  qui  parle  ; les 
corps  de  vingt  guerriers  sont  éten- 
dus sur  la  terre,  ils  n’ont  pas  été 
ensevelis  y ne  les  entendez-vous  pas 
crier  : vengez-nous  ! couvrez  nos 
cadavres  ! nos  bouches  ont  soif  du 

sang  des  Chippewais  qui  nous  ont 
outragés. 

, ” to*  • Grand* chef  des  guerriers? 

n entends-tu  pas  la  yoix  des  chefs  9 

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106  O D É R A H I. 

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et  celle  de  ton  père,  tués  dans  les 
çomhats  ? Otoronto  , vieux  chef  des 
Assénipoëls , le  corps  de  ton  fils  est 
encore  étendu  sur  la  terre , depuis 
Soixante  lunes  5 son  ame  voltige 
autour  de  toi,  et  crie  : vengeance  ! 

y>  Allons , guerriers , levez-vous  ! 
vos  bras  sont  encore  vigoureux  , 
comme  ceux  des  jeunes  gens  ; vene& 
avec  moi  laver  les  mains  de  vos 
femmes  dans  le  sang  des  Chippe- 
wais  ! apportez  à chacune  un  crâne 
pour  leur  servir  de  tasse  ; le  bouillon 
qu’elles  boiront  dedans  leur  paraîtra 
meilleur  ! vous, jeunesgens,  vengez 
votre  nation  , vengez  les  femmes 
Outragées  ! qu’elles  puissent  vous 
regarder  comme  des  hommes  de 
valeur  ! partons  pour  chasser  les 
Chippewais  qui  osent  envahir  notre 
territoire  ! et  que  deviendrons-nous 
s’ils  se  multiplient  trop?  nous  serons 
réduits  à nous  entre-dévorer  faute 
de  vivres  ! que  les  corps  de  nos 
ennemis  étendus  sur  la  terre  , tra- 
cent les  limites  de  notre  pays,  qu  ils 
apprennent  à leurs  enlans  à ne 
jamais  les  franchir  ! ». 


O D É R À II I.  1 07 

Il  dit  : sa  bouche  était  écumante, 
son  corps  couvert  de  sueur , et  ses 
membres  tremblans , agités  par  la 
colère. 

Tous  les  guerriers  transportés  de 
rage,  poussaient  le  cri  de  guerre  , 
en  brandissant  leurs  casse-têtes  > lors- 
qu’Otoronto  dit  à mon  père  : 

« Frère , tu  aurais  dû  te  taire , car 
tu  as  mal  parlé  : la  colère  fait  bouil- 
lonner ton  sang  dans  tes  veines  f 
comme  l’eau  dans  la  chaudière  t 
prends  garde  qu’il  ne  s’extravase  ! 
ce  serait  grand  dommage  qu’un 
vieux  chef  tombât  sur  sa  natte  , 
tué  par  la  colère  : ce  serait  grand 
dommage  que  les  jeunes  gens  qui 

1 entendent  fussent  témoins  de  cette 
mort. 

» Tes  yeux  gonflés  par  la  colère, 
ne  voient  que  du  sang  5 tu  voudrais 
contempler  des  monceaux  de  corps 
entasses  les  uns  sur  les  autres  : tes 
narines  aiment  l’odeur  d’un  cada- 
vre j tu  as  faim  de  la  chair  d’homme  ! 
ne  vois-tu  pas  que  l’arbre  de  la  paix 
étend  ses  branches  sur  les  deux 

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nations  ! pourquoi  vouloir  le  ren- 
verser  ? de  jeunes  Chippewais  ont 
enlevé  ta  fille  , tu  pleures  sur  sa 
natte , cela  est  bien  ; mais  nos  jeunes 
gens  ne  vont- ils  pas  enlever  des 
femmes  des  Chippewais  ? les  vieil- 
lards de  cette  nation  bouchent  les 
plaies  de  leurs  parens  ; ils  jettent  des 
cendres  sur  le  feu  de  la  vengeance  ; 
ils  font  asseoir  sur  leurs  nattes  des 
prisonniers  des  autres  nations  ; ils 
entourent  l’arbre  de  la  paix , et  le 
soutiennent , pour  plaii  e au  Grand- 
père  des  hommes  qui  n’aime  pas  à 
voir  ses  enfans  s’entre-dévorer  ; 
imites-les  ! 

35  Tu  veux  renverser  cet  arbre  de 
la  paix  ; il  est  cependant  bien  vieux  , 
il  a des  racines  bien  profondes  ! le 
soleil  tournera  long  - temps  avant 
que  le  nouveau,  qu’il  faudra  plan- 
ter , soit  aussi  fort  : le  moindre  vent 
le  brisera;  les  nations  seront  tou- 
jours en  guerre;  les  bourgades  seront 
toujours  occupées  à pleurer  un  pa- 
rent : il  n’y  aura  plus  de  danse  ni 
de  festins;  les  jeunes  filles  n’oseront 
plus  se  marier  ; les  mères  seront 


O DÉ  R A HI.  109 

dans  la  crainte  qu’on  ne  leur  enlève 
leurs  enfans. 

» Quand  j’étais  jeune  , j’étais 
comme  un  jeune  faon  qui  poursuit 
étourdiment  tous  les  animaux  $ la 
guerre  était  de  valeur  pour  moi  : 
mais  à présent,  le  temps  a mûri  ma 
tête  $ je  la  vois  comme  un  fléau 
pour  ma  nation  : je  vois  toutes  les 
eaux  couvertes  des  pirogues  des 
Hommes- barbus  $ ils  viennent 
comme  des  chevreaux  qui  bêlent 
pour  avoir  un  peu  d’herbe , et  se 
changent  en  loups  qui  dévorent  les 
enfans  : les  Iroquois  ne  peuvent  les 
arrêter  : leur  souffle  empoisonne 
l’air  , et  des  nations  entières  qui 
l’ont  respiré,  ont  disparu  des  forêts, 
rongées  par  des  maladies  affreuses  : 
comment  les  Hommes  rouges  pour- 
ront-ils leur  résister,  s’ils  se  massa- 
cren  t les  uns  les  autres  ? Vas  plutôt , 
ô mon  frère  Ourahou  , porter  des 
paroles  de  paix  chez  toutes  les  na- 
tions ! rassembles  tous  les  guerriers, 
pour  empêcher  que  les  Hommes- 
barbus  n’envahissent  notre  pays  : 
car  bientôt  nous  n’aurons  plus  de 


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chasse  , bientôt  nous  n’aurons  plus 
de  terre  pour  couvrir  les  cadavres 
de  nos  pères  ! C’est  le  bon  génie 
de  ma  nation  qui  a parlé  par  ma 
bouche. 

— Frère , répondit  Ourahou , tes 
paroles  tombent  sur  la  terre  , tu 
parles  comme  un  vieux  guerrier  , 
qui , assis  sur  sa  natte  , entouré  de 
chevelures,  raconte  ses  belles  ac- 
tions à ses  enfans , et  chérit  la  paix 
parce  qu’il  ne  peut  plus  faire  la 
guerre. 

» Tu  vois  les  Hommes  - barbus 
arrivans  dans  des  pirogues  , pour 
envahir  notre  territoire  j comment 
leur  résisterons  -nous  , si  nous  ne 
nous  exerçons  pas  aux  combats  ? 
J’ai  soif  du  sang  des  Chippewais  , 
parce  qu’ils  sont  les  ennemis  de  ma 
nation  , mais  je  pleurs  sur  le  corps 
d’un  Nadouëssis  tué  à la  guerre. 

yy  Allons,  jeunes  guerriers,  levez 
le  casse  - tête  ! venez  couper  les 
mains  qui  ont  flétri  la  peau  de  ma 
fille , briser  le  crâne  des  guerriers 
qui  l’ont  enlevée  ! 

— Frère  Ourahou  , tu  parles 


O DÉ  R A HI.  m 
comme  un  Huron  que  tu  es,  et  non 
comme  un  Nadouëssis  ; tu  n’aimes 
pas  ma  nation,  tu  lui  préfères  ta 
fille  Odérahi,  tu  renverses  le  vieil 
arbre  de  la  paix  qui  ombrageait 
notre  beau  pays  : les  larmes  que  tu 
vas  faire  verser  tariront -elles  les 
tiennes  ? est-ce  ainsi  que  tu  récom- 
penses ma  nation  d’a  voir  donné  asile 
à tes  frères  et  à toi?  Avant  que  vous 
fussiez  parmi  nous  , tous  les  peuples 
enfans  du  grand  fleuve,  chassaient  5 
pêchaient , parcouraient  les  forêts  à 
l’ombre  de  l’arbre  de  la  paix  : jamais 
nos  montagnes  n’avaient  répété  le 
cri  de  guerre;  jamais  l’on  n’avait 
vu  s’élever  du  milieu  des  forêts  de 
sassafras , la  fumée  d’un  bûcher  de 
mort  ; jamais  l’air  embaumé  par  les 
fleurs  de  la  prairie  n’avait  été  cor- 
rompu par  l’odeur  d’un  cadavre 
brûlé  ; jamais  ces  fleurs  n’avaient 
été  teintes  de  sang.  Nous  vivions 
dans  l’abondance  : nous  ne  con- 
naissions pas  les  eaux  de  feu  : le 
soufle  des  Hommes  barbus  vous  a 
pestiférés,  et  vous  nous  avez  com- 
munique votre  mal.  Vos  larges  es- 


i 


JEU 


ïi2  O D É R A H I. 
toraacs  engloutissent  une  prodi- 
gieuse quantité  de  viandes  ; vous 
avez  fait  naître  dans  nos  cœurs  la 
soif  du  sang,  et  nous  avez  donné 
une  maladie  qui  nous  enlève  comme 
le  vent  enlève  les  feuilles  : le  Grand- 
être  n’ose  plus  arrêter  ses  regards 
sur  nous  , dans  la  crainte  de  voir 
un  de  ses  enfans  attaché  au  poteau. 

^L’ancienne  parole  nous  dit  que 
le  Grand  être  fera  périr  tous  les 
Hommes-rouges,  parce  qu’ils  man- 
gent ses  enfans  ; les  Homrnes-barbus 
viennent  exécuter  ses  ordres  : leurs 
bouches  de  feu  renversent  les  pa- 
lissades ; leur  souffle  empoisonné 
fait  mourir  des  nations  entières  qui 
périssent  sur  leurs  nattes  sans  avoir 
reçu  de  coups  : déjà  quelques-uns 
ont  remonté  le  grand  fleuve  ; la 
nation  puissante  des  Illinois  a dis- 
paru, et  bientôt  les  voyageurs  qui 
traverseront  nos  bois  , se  diront  : 
où  sont  donc  les  tentes  des  Na- 
douëssis  ? Cette  nation  a disparu 
comme  les  moucherons  qui  tom- 
bent le  soir  sur  le  lac,  lorsque  les 
rayons  du  soleil  ne  les  soutiennent 


h 


» 


ODERAHI.  n3 


plus.  Nos  âmes  errantes  dans  nos 
prairies , répondront  aux  voyageurs: 
les  Nadouëssis  ont  bu  le  sang  des 
hommes,  le  Grand-être  a retiré  sa 
main  de  dessus  eux , et  les  Hommes- 
barbns  les  ont  détruits. 

Vas!  pars  pour  la  guerre  ! Puisse 
le  bras  du  Grand-être  ne  pas  s’appe- 
santir sur  toi , et  frapper  tes  enfans 
dans  tes  bras  ! puissent  nos  jeunes 
femmes  n’être  pas  réduites  , un 
jour  , à dire  aux  corps  de  leurs 
parens  : levez- vous,  et  venez  nous 
défendre  contre  les  Hommes  barbus 
qui  envahissent  notre  pays, 

w Otoronto  ni  les  guerriers  de  la 
tribu  des  Assénipoëls  ne  te  suivront 
pas  à la  guerre  ; j’ai  parlé.  *> 

Otoronto  sortit  delà  tente  du  con- 
seil , suivi  de  tous  les  guerriers  de 
sa  tribu  5 tous  les  autres  levèrent  le 
casse-tête , et  poussèrent  le  cri  de 
guerre. 


O D É R A H I. 


114 


« 


Mon  père  Ourahou  , nommé 
pour  conduire  les  guerriers, se  bar- 
bouilla de  noir , s’enferma  dans  une 
tente  pour  invoquer  le  Grand  être , 
et  détourner  la  colère  des  mauvais 
esprits  : des  jeunes  gens  allèrent 
pousser  le  cri  de  guerre  chez  les 
alliés,  et  revinrent  avec  mille  guer- 
riers. Leurs  cris  frappaient  les 
montagnes  ; Ourahou  sortit  alors 
de  sa  retraite  , rendit  compte  des 
rêves  qu’il  avait  faits  , et  d’après 
eux,  on  régla  les  opérations  de  la 
guerre. 

Tous  s’habillant  en  guerriers  , se 
barbouillèrent  la  moitié  du  visage 
de  noir , l’autre  de  rouge  , et  de 
blanc  le  tour  des  yeux.  Leurs  figures 
étaient  plus  effrayantes  que  celle 
de  Tours  en  colère  : ils  avaient  at- 
taché des  chevelures,  et  de  grands 
panaches  de  plumes  rouges  dans 
leurs  cheveux  ; ils  ressemblaient 
ainsi  plutôt  à des  démons  qu’à  des 
hommes.  Quand  ils  furent  arrivés* 
dansla  place, ils  formèrent  un  cercle 


O D É 11  À H I.  Il 5 

autour  d’un  poteau  , Ourahou  se 
plaça  dans  Je  milieu,  et  chanta  ses 
exploits  d’une  voix  terrible , frap- 
pant le  poteau , et  faisant  les  gestes 
d’un  guerrier  qui  se  bat  avec  fureur. 
Tous  se  mêlèrent  ensuite  pour  figu- 
rer un  combat  : ils  faisaient  des 
contorsions  affreuses  ; feignant  de 
se  briser  le  crâne  , et  se  portant 
des  coups  de  casse-tête  qu’ils  arrê- 
taient au  moment  même  où  il  allait 
les  frapper. 

Après  ces  préparatifs,  nous  par- 
tîmes pour  la  guerre  , et  marchâmes 
sans  ordres  , écartés  les  uns  des 
autres , nous  amusant  à chasser  jus- 
qu’à ce  que  nous  fussions  arrivés  à 
l’extrême  frontière  : alors  tous  se 
rassemblèrent,  et  nous  marchâmes 
en  renards  , pour  surprendre  et 
brûler  les  villages.  Nous  dormions 
pendant  le  jour,  dans  le  plus  épais 
des  bois  , sous  la  garde  des  senti- 
nelles que  j’avais  soin  de  placer  au- 
tour du  camp.  La  nuit , nous  mar- 
chions à la  lueur  des  vers  luisans 
que  nous  portions  dans  nos  mains 
en  avançant  sur  quatre  files  , et 


X 


JiS  OBÉRA  HI. 

mettant  tous  le  pied  dans  la  même 
trace,  pour  que  l'on  ne  connût  pas 
notre  nombre.  Nous  aperçûmes  en- 
fin la  fumée  du  village  ennemi  ; 
tous  les  guerriers  coururent  sur 
leurs  genoux,  jusqu’à  l’entrée  des 
cabanes  qu’ils  attaquèrent  en  loups 
affamés  ; ils  y mirent  le  feu  , et 
massacrèrent  ceux  qu’ils  trouvèrent 
ei^dormis.  Plusieurs  Chippevpais  se 
défendirent  comme  des  ours  surpris 
par  des  chiens  , mais  leur  bravoure 
ne  put  empêcher  que  la  bourgade 
ne  fut  devorée  par  les  flammes. 
L’aspect  des  tourbillons  de  feu  qui 
engloutissaient  les  cabanes  , les 
hurlemens  des  vainqueurs , les  cris 
des  femmes",  des  enfans,  des  vieil- 
lards massacrés  dans  leur  fuite  me 
faisaient  tressaillir  d’horreur.  Le 
soleil  en  se  levant  éclaira  les  arbres 
couverts  de  fleurs  qui  ombrageait 
les  cabanes  à demi  brûlées  , et  les  ’ 
cadavres  étendus  sur  la  terre  : le 
bois  retentit  du  chant  des  oiseaux 
qui  descendaient  des  montagnes  , 
pour  manger,  selon  leur  coutume, 
du  mais  à la  porte  des  Indiens  ; la 


O DÉ  R AH  I.  n7 
fumée  des  cabanes  incendiées , les 
cris  de  désespoir  des  jeunes  femmes 
et  des  enfans  réduits  en  esclavage  , 
les  effarouchèrent  ; ils  s’envolèrent 
en  poussant  des  cris  plaintifs^  à tra- 
vers lesquels  on  croyait  entendre  la 
nature  reprochant  à ses  enfans  de 
troubler , par  leur  barbarie , la  paix 
de  ces  délicieuses  contrées. 

Les  Chippewais , avertis  par  les 
fuyards  , se  rassemblèrent  comme 
des  buffles  attaqués  par  des  loups 
affamés  ; les  hurlemens  qu’ils  pous-  ' 
saient  au  loin  frappaient  les  mon- 
tagnes. J’allai  à leur  rencontre  avec 
les  jeunes  gens  auxquels  j'avais  ap- 
pris  à marcher  en  masse , comme 
les  Européens  : nous  étions  au  mi- 
lieu d’une  belle  prairie  émaillée  de 
fleurs  ; ils  sortirent  du  bois  qui  la 
bordait,  comme  un  essaim  de  mous- 
tiques qui  vont  attaquer  un  bœuf. 
Nous  fîmes y de  très-près,  des  dél 
charges  régulières  qui  les  firent 
tomber  comme  des  roseaux  dévorés 
par  les  flammes  : les  cadavres  s’a- 
moncelaient autour  de  nous , et  les 
braves  Chippewais  montaient  par 


I 


n8  ODÉRAHI. 

# 

dessus pour  nous assaillir. Les  autres 
guerriers  se  battirent  corps  à corps, 
comme  des  loups  qui  se  disputent 
une  louve.  Ils  se  perçaient  à coups 
de  dagues,  se  brisaient  le  crâne  avec 
leurs  tomahaw  , et  s’entre  - déchi- 
raient avec  leurs  dents  : tous  fai- 
saient des  contorsions  affreuses  ; 
tantôt  hurlant  comme  des  ours  , 
tantôt  gardant  un  morne  silence  , 
qui  n’était  interrompu  que  par  le 
sifflement  des  flèches,  les  coups  de? 
casse-tête  et  le  piétinement  de  ceux 
qui , désarmés  , luttaient  pour  se 
renverser.  Pendant  ce  temps  , de 
nombreux  troupeaux  de  buffles 
paissaient  tranquillement  de  l’autre 
côté  de  la  rivière  ; des  bandes  de 
cignes  passaient  sur  nos  têtes  $ et 
tous  ces  animaux  réunis  en  frères , 
semblaient  reprocher  aux  hommes 
de  ne  pouvoir  vivre  paisibles  dans 
ces  heureux  climats. 

Les  Chippewais  vaincus  prirentla 
fuite, comme  des  bandes  d’alouettes 
chassées  par  un  épervier  : nous  les 
poursuivîmes  jusqu’à  un  fort  palis- 
sade dans  lequel  ils  se  retranchèrent. 


ODÉRAHJ.  119 
II  était  placé  sur  un  terrain  très- 
élevé,  entouré  d’une  rivière  rapide 
qui  coulait  entre  deux  rangs  de 
rochers  taillés  à pic  $ on  ne  pouvait 
y. parvenir  que  par  une  langue  de 
terre  très- étroite  : nous  aurions  pu 
les  y faire  mourir  de  faim  $ mais  les 
guerriers  qui  avaient  soif  de  sang  , 
ne  purent  supporter  les  longueurs 
d’un  blocus.  Trois  rangées  d’arbres 
étaient  enfoncées  dans  la  terre,  les 
uns  debout,  les  autres  en  travers  f 
et  garnis  de  branches  entrelacées  ; 
d’autres  plus  fortes  appuyées  , d’un 
bout  sur  les  palissades , et  de  l’autre 
sur  des  pieux,  soutenant  dans  l’in- 
térieur une  galerie  sur  laquelle  ils 
montaient  à l’aide  de  pieux  entail- 
lés , pour  lancer  des  flèches. 

Nos  guerriers  prirent  des  paquets 
de  branches  d’arbres  résineux  , et 
s’approchant  des  palissades , à l’abri 
de  larges  boucliers  d’osier  recou- 
verts de  cuirs  mouillés  , ils  y pla- 
cèrent des  fascines  embrasées  , et 
s’efforcèrent  d’arracher  les  pieux. 
On  faisait  pleuvoir  sur  eux  de  l’eau 
bouillante  et  de  la  résine  enflammée. 


Î20  ODÉRAHL 

qui  les  couvrant  tout  entiers  , les 
changeaient  enx  hommes  de  feu  : ils 
jetaient  aussi  des  grosses  pierres 
pour  les  écraser , des  cendres  et  du 
sable  pour  éteindre  l’incendie.  Les 
plus  braves  sortaient  du  fort , par 
les  ouvertures  faites  en  biais  avec 
deux  pieux  plantés  obliquement , 
près  Tun  de  l’autre , de  cette  ma- 
nière : Il  $ en  sorte  que  l’on  ne  pou- 
vait passer  qu’un  à un,  et  en  s’ap- 
puyant sur  le  ventre.  Ils  venaient 
combattre  corps  à corps,  pour  em- 
pêcher nos  guerriers  de  lancer  des 
flèches  garnies  d’étoupe  embrasée  ÿ 
ils  arrachaient  sous  nos  yeux  la  che- 
velure de  nos  morts,  et  rentrant 
dans  les  palissades , ils  poussaient 
des  cris  de  joie , et  les  plantaient 
sur  les  pieux  pour  nous  insulter. 
D’autres,  déterminés  à mourir  en 
braves , se  précipitaient  au  milieu 
de  nous,  comme  un  ours  affamé  , 
au  milieu  des  buffles  : ils  tombaient 
percés  de  coups,  nous  mordant  les 
jambes  jusqu’à  ce  qu’on  leur  eût 
entièrement  dté  la  vie.  Cependant, 
l’astre  du  jour  et  celui  de  la  nuit  • 

avaient 


O D É R A H I.  i2i 
avaient  éclairé  deux  fois  ces  atroces 
combats;  mes  frères,  ennuyés  de 
cette  résistance  , se  préparaient  à 
la  retraite  ; Ourahou  leur  dit  : 

ce  Guerriers , ne  laissez  pas  tomber 
mes  paroles  sur  ia  terre , car  elles 
sont  de  valeur.  Etes- vous  comme 
les  loups,  qui  ne  connaissent  pas 
d épousé  ni  d’en  tan  s , et  fuient  au 
moindre  danger  , sans  songer  à les 
defendre;  ou  connue  les  castors, 
qui  se  battent  avec  courage , pour 
protéger  leurs  familles  ? n’entendez- 
vous  pas  la  voix  de  vos  femmes  qui 
vous  crient  : courage  ! courage  î 
guerriers  ! renversez  le  fort  des 
Chip  pesais  ; brûlez  leurs  tentes  et 
leurs  magasins,  ils  demanderont  la 
paix  ; nous  resterons  tranquilles 
dans  nos  cabanes  ; car  la  nation 
puissante  des  Nadouéssis  sera  res** 
pectée.  N’entendez- vous  pas  les 
âmes  de  vos  parens  tués  dans  les 
combats r ils  vous  regardent;  ils  ont 
honte  de  vos  projets;  ils  disent: 

« Nous  nous  sommes  trompés  ce 
ne  sont  pas  là  nos  enfans  ; ces  gens 
ne  se  battent  pas  pour  la  liberté  de 


mm 


122  ODER  A H I. 
leur  pays  ! 35  Je  vois  les  alliés  des 
Chippewais  qui  vous  poursuivent , 
comme  les  poules  poursuivent  les 
chiens  qui  prennent  la  fuite  5 je  vois 
la  route  que  vous  allez  prendre  , 
jonchée  de  cadavres  jusqu’au  grand 
fleuve  ; et  quand  vous  serez  sur  ses 
rives,  fuirez- vous,  ou  p'résenterez- 
vous  vos  faces  guerrières? laisserez- 
vous  les  ennemis  piller  nos  bour- 
gades et  nos  magasins  ? Il  faudra 
vous  précipiter  dans  le  fleuve  ou  les 
combattre  ! profitez  à présent  de 
votre  avantage  , si  vous  ne  voulez 
pas  que  les  voyageurs  disent  un 
jour,  en  passant  dans  nos  prairies  : 
cc  c’est  ici  qu’était  la  nation  des 
Nadouëssis  que  les  lâches  Chippe- 
wais  ont  détruite.  » Quelle  honte  ! 
pour  moi , je  ne  quitterai  pas  le  fort 
qu’il  ne  soit  biûié,  ou  que  je  ne 
sois  tué  ! vous  direz  à ma  fille  : — • 
Ton  père  est  mort  en  brave.  — Elle 


vous  répondra  : — - cela  est  bien  ; et 
pourquoi  n’avez-vous  pas  suivi  son 
exemple  ? » — 

Ses  paroles  enflammèrent  leur 
courage  5 ils  étaient  animés  comme 


■ 

■ 

1 


ODERAHI.  123 
s’ils  avaient  bu  des  eaux  de  feu.  Ils 
portèrent  aux  pieds  du  fort  une  si 
grande  quantité  de  fascines,  que. 
les  palissades  tombèrent  sous  le 
poids  des  guerriers  qui  cherchaient 
a les  éteindre.  Les  Nadouessis  mon- 
tèrent sur  la  brèche,  en  poussant 
des  hurle  ni  en  s , et  se  précipitèrent 
au  milieu  du  fort.  Les  ennemis  nous 
reçurent  avec  fureur  : les  guerriers 
tombaient  coinnte  des  orignaux 
pris  dans  un  défilé.  Nous  surprîmes 
par  derrière  ceux  qui  défendaient 
la  brèche  , et  là  commença  un  com- 
bat plus  terrible:  les  uns",  armés  de 
tisons  embrasés  , frappaient  de  tous 
cotes  : des  femmes  se  lançaient  au 
milieu  de  nous  pour  nous  mordre 
et  jetaient  des  torches  de  feu  , afin 
de  nous  rompre  , ruais  les  guerriers 
marchaient  dessus  sans  se  déranger. 
La  victoire  fut  long  temps  incer- 
taine j tous  se  battaient  pour  la 
liberté  : enfin  , les  assiégés  moins 
nombreux  tombèrent  sous  le  casse- 
tête  : les  vainqueurs  se  répandirent 
dans  les  tentes  ; les  femmes , les  ™ 
ian-s  , Jes  vieillards  assis  sur  leurs 

Fa 


124  O D E R A H I. 
nattes  , chantaient  la  chanson  de 
mort  d’un  ton  lugubre,  sans  | ai  aitre 
effrayés  du  massacre  de  leurs  frères, 
préférant  le  trépas  à 1 esclave.  Ils 
furent  égorgés  ; on  ne  laissa  la  vie 
qu’aux  jeunes  gens  et  aux  jeunes 
fiUes  , que  l’on  emmena  en  capti- 
vité. Nous  quittâmes  aussitôt  le  fort, 
n’emportant  que  les  chevelures. 

Chaque  capitaine  emmena  ses  pri- 
sonniers , et  lorsque  l’on  aperçut  les 
montagnes  qui. bordent  l’autre  côté 
du  fleuve  , un  député  courut  aux 
bourgades  pour  annoncer  la  vic- 
toire. Quelque  temps  après  , tous 
ceux  qui  étaient  restés  vinrent  au- 
devant  de  nous  , poussant  des  cris 
plaintifs  en  pleurant  sur  les  morts 
et  les  blessés.  Les  yeux  perçans 
a’Odérahi  me  reconnurent  dans  la 
foule  , comme  une  mère  reconnaît 
3on  fils  parmi  tons  les  en  fan  s.  ce  Te 
voilà  de  retour,  dit- elle  , mon  cœur 
tressaille  de  joie  ? Mes  freres  lui 
dirent  : ce  Odérahi , c’est  ton  ami 
qui  nous  a donné  la  victoire  ; il  a 
renversé  les  ennemis  , comme  les 
herbes  qui  tombent  sous  la  faulx,  » 


il 


. 

^ 


'/ 


O DERA  III.  125 

Odéralii  sautait  d’allégresse  autour 
de  moi. 

Je  restai  avec  elle  , auprès  de  nos 
prisonniers,  pour  empêcher  qu’on 
ne  les  tourmentât.  Le  conseil  en  lit 
asseoir  beaucoup  sur  les  nattes  de 
ceux  qui  avaient  perdu  leurs  enf ans 
dans  les  combats  , afin  que  la  nation 
ne  diminuât  pas.  Ceux  qui  entrè- 
rent dans  les  tentes  des  Sioux  furent 
reçus  comme  des  frères  ; mais  ceux 
qui  tombèrent  entre  les  mains  des 
farouches  Hurons  furent  engraissés, 
pour  être  attachés  au  poteau  de 
mort  , et  brûlés  en  l’honneur  des 
chefs  tués  dans  les  combats  , ou 
pour  sécher  les  larmes  de  ceux  qui 
avaient  perdu  leurs  parons. 


12Ô 


\ 


G D É R A H I. 


Parmi  nos  prisonniers,  était  une 
jeune  femme  , qui  avait  à peine 
atteint  Page  auquel  on  peut  être 
mère  : elle  était  belle  comme  Ode- 
rahi  ; sa  figure  était  douce  comme 
celle  de  la  colombe,  sa  taille  légère 
comme  celle  d’un  jeune  faon  : sa 
tête  timide  penchait  vers  la  terré  , 
comme  une  Heur  qui  com  be  sa  tige  ; 
elle  chantait  la  chanson  de  mort 
d’une  voix  si  douce  et  si  plaintive  , 
qu’elle  toucha  mon  cœur  : je  lui 
offris  des  fruits  , elle  détourna  la 
têîe^comme  une  femme  qui  a perdu 
son  ami  et  désire  la  mort.  Odérahi , 
tout  occupée  de  moi,  ne  l’avait  pas 
encore  vue  ; je  la  conduisis  à l’arbre 
auquel  elle  était  attachée , et  lui  dis 
que  je  voulais  l’adopter.  Odérahi  , 
confuse  à son  aspect,  me  dit,  en 
soupirant  : « elle  est  belle  , elle  va 
remplacer  Eugénie  dans  ton  cœur  : 
tu  m’appelles  ta  bonne  mère  , tu 
rappelleras  ton  épouse  : retirons- 
nous  ) sa  vue  nie  lait  souffrir  ! » Ses 
yeux  se  remplirent  de  larmes  , elle 


O D É R A II  I. 

les  cacha  avec  l’une  de  ses  mains, 
et  appuyant  l'autre  sur  mon  épaule, 
elle  m'entraîna  d’un  autre  côté , et 
me  dit  : « Ontéréé  ,tnon  cœur  avait 
bn  le  plaisir,  en  te  voyant  revenir 
victorieux  ; à présent  qu’il  a aperru 
cette  jeune  femme , il  est  triste  jus- 
qu’à la  mort.  >5  Elle  garda  le  silence, 
puis  ajouta  : ce  J’ai  mal  parlé; laisses 
tomber  mes  paroles  sur  la  terre  : 
je  vais  la  détacher  du  poteau  , et  la 
faire  asseoir  sur  ta  natte  : la  femme 
qui  aime  , doit  tout  faire  pour  le 
bonheur  de  son  ami;  je  l’aimerai 
comme  ma  sœur.  35  Nous  allâmes 
la  délivrer  , et  la  ramenions  au 
village,  lorsque  nous  rencontrâmes 
Gurahou  à la  tête  d’une  troupe  de 
Hurons  qui  l’arrachèrent  de  nos 
mains,  et  la  lièrent  avec  tant  de 
force , que  ses  membres  enflèrent 
aussitôt  : ils  la  barbouillèrent  de 
blanc  et  de  rouge  , se  disposant  à 
venger  sur  elle  l’injure  faite  à üdé- 
rahi. 

cc  Père,  dis-je  à Oorahou,  cette 
jeune  femme  est  ta  fille  ! nous  allions 

F 4 


; ».  t , 


î ODER  A H I. 

la  conduire  sur  ta  natte;  pourquoi 
rarraches-tu  de  nos  bras  ? 

— Tais  toi  ÿ tu  parles  mal  ! ma 
fille  a été  outragée  » il  faut  que  je 
lave  son  injure  dans  le  sang  de  cette 
femme  ! » Odérahi  tenait  les  mains 
de  son  père  ; je  voulais  arracher 
la  jeune  Chippewaise  de  celles  des 
Hurons  , elle  s’écria  d’une  voix 
forte  : « Crois- tu<jue  j’aie  peur  de 
ces  vils  esclaves  chassés  de  leur  pays 
par  les  Iroquois?  non  ! Ils  tueront 
mon  corps,  mais  mon  ame  partira 
sur  le- champ  pour  notre  pays  , ma 
voix  rassemblera  tous  les  guerriers , 
ils  viendront  exterminer  ces  lâches 
qui  tourmentent  une  femme.  y> 

Ce  discours  irritant  les  guerriers , 
ils  l’entraînèrent  au  poteau. 

« Frères  , m’écriai-je  d’une  voix 
forte  , mon  sang  bout  dans  mes 
veines  ; vous  me  faites  un  affront  ! 
vous  déchirez  mon  cœur  ! vous  ar- 
rachez de  mes  bras  la  fille  que  j’a- 
vais adoptée  ! je  ne  connais  plus  de 
frères  ! je  défendrai  ma  sœur  ! mon 
aine  partira  avant  la  sienne  pour  le 


ODER  A III.  129 
pays  d es  âmes  ! et  toi  , mon  père  , 
ta  bouche  a-t  elle  soif  du  sang  de 
ta  fille  ? ne  vois* tu  pas  qu’Odérahi 
tient  la  main  de  sa  sœur  ; que  mon 
corps  couvre  le  sien;  que  tes  coups 
nous  frapperont  avant  de  l’attein- 
dre ? as-tu  bu  des  eaux  de  feu  ? crois- 
tu  que  je  veuille  rentrer  dans  ta  tente 
après  sa  mort?  je  craindrai,  qu'ayant 
soif  du  sang  de  tes  enfans  , tu  ne 
viennes,  pendant  la  nuit,  sucer  le 


mien  1 33 


Otoronto  , le  vieux  chef  de  la 
tribu  des  Assénipcëls  , passait  de  ce 
cote  ; il  entendit  mes  paroles  , et  dit 
aux  Sioux  qui  étaient  autour  de 
nous  : 

<e  Frères  des  douze  tribus,  écoutez 
nies  paroles  ! avant  que  vous  eussiez 
fait  asseoir  les  Hurons  sur  vos  nat- 
tes , vous  n aviez  pas  soif  de  sang  : 
vous  viviez  paisibles  dans  vos  prai- 
ries , transportant  vos  tentes  çà  et  là 
sans  avoir  de  guerre  avec  vos  voi- 
sins : vous  etiez  libres  , comme  les 
oiseaux  qui*  parcourent  tous  les 
pays  ; vous  suiviez  les  mœurs  de 
vos  peres  ; a prescrit  que  les  Murons 

F 5 


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N. 


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i3o  ODER  A H I. 
sont  assi§ sur  vos  nattes,  vous  n’êtes 
plu^  libres;  vous  suivez  les  usages 
de  ces  hôtes;  vous  aimez  à sentir 
dans  vos  estomacs  , les  chah  s palpi- 
tantes des  prisonniers  : les  cris  des 
femmes  , des  enfans  égorges  char- 
ment vos  oreilles  ; la  vue  d’une 
jeune  fille  attachée  au  poteau  de 
mort , celle  des  cadavres  plaît  à vos 
yeux;  vous  n’êtes  plus  ces  hommes 
doux  et  hospitaliers  , que  toutes  les 
nations  de  l’Ouest  appelaient  les 
Amis  des  voyageurs  : aussi  ne  les 
voit- on  plus  affluer  parmi  nous; 
aussi  les  âmes  de  nos  parens  ne 
viennent  elles  plus  dans  nos  bour- 
gades ; elles  craignent  d’entendre 
les  cris  de  mort.  Je  le  demande  aux 
Hurons  : devons-nous  suivre  leurs  ' 
usages  , ou  doivent -ils  suivre  les 
nôtres  ? faut-il  que,  parce  que  nous 
n’aimons  pas  à marcher  sur  la  terre 
teinte  de  sang,  nous  soyons  obligés 
de  dire  adieu  aux  os  de  nos  pères  % 
de  nous  réfugier  dans  un  autre  pays 
pour  y vivre  libres?  n’est- ce  pas 
plutôt  aux  Hurons  à prendre  nos 
usages  ou  à se  retirer  dans  les  dé- 


O D E R A H I.  i3i 
serts  ? faut- il  que  nous  renoncions 
à la  protection  du  Grand-père  des 
hommes  ; car  il  ne  pardonne  jamais 
à ceux  qui  tuent  ses  enfans  injus- 
tement, tôt  ou  tard  les  flèches  de 
sa  vengeance  les  atteignent  , les 
mauvais  génies  s’emparent  de  leurs 
âmes,  les  effrayent,  les  tourmen- 
tent, les  font  tressaillir,  comme  un 
enfant,  à l’aspect  d’un  serpent.  Les 
cris  de  mort  retentissent  dans  leurs 
.cœurs  ; ils  ne  trouvent  plus  de  nattes 
sur  lesquelles  ils  puissent  reposer  en 
paix;  le  sang  coule  autour  d’eux  ; 
les  fantômes  de  leurs  victimes  les 
poursuivent  ; des  soupirs  doulou- 

1 /«il  * > 


< reux  les  réveillent  ; ils  respirent 


l’odeur  infecte  des  cadavres;  leurs 
âmes  pèsent  sur  leurs  aines  ; lç 
serpent  du  remords  ronge  leurs 
cœurs  ; ils  détestent  la  vie  et  re- 
doutent la  mort  qui  les  livrera  aux 
mauvais  esprits.  J ai  parlé  : puissent 
mes  paroles  prendre  racine  dans 
vos  cœurs,  et  faire  refleurir  l’arbre 
de  !a  paix  que  vous  avez  renversé  ! » 
Les  Huions , frappes  par  ces  pa- 
roles , comme  un  orignal  parles 

F 6 


tŒ&sSF  ' 1.  . 


1 ..  ■ 


- ' ...  , 

" < r *•  . : 


nu— 


O 

102, 


ODÉRAHI. 
cris  du  caribou,  disparurent  hon- 
teux, clans  la  foule,  et  j’allais  dé- 
tacher la  jeune  captive  ; mais  elle 
me  repoussa,  en  me  disant  : 

cc  Crois-tu  que  je  ne  sache  pas 
mourir  ; tu  me  détaches  du  poteau  , 
c’est  pour  faire  de  moi , ta  femme 
ou  ton  esclave  : je  ne  puis  être  ta 
femme , j’ai  donné  mon  cœur  à un 
jeune  guerrier  qui  viendra  me  ven- 
ger ; je  ne  veux  pas  être  ton  esclave  ! 
j’aime  mieux  mourir  ! Tu  ne  peux 
me  tuer  qu’une  fois  ; et  vivre  dans 
l’esclavage  , c’est  mourir  chaque 
jour  ! laisses  moi  donc  apprendre  à 
ces  vils  Murons  comment  on  meurt 
pour  la  liberté  ! *> 

Ses  paroles  ranimèrent  la  rage 
des:  bourreaux  , comme  le  vent 
ranime  des  feux  assoupis  ; ils  se 
précipitaient  sur  elle  , lorsque  l’on 
entendit  , du  côté  de  la  monta- 
gne , les  chants  de  paix  remplir 
les  airs  de  leurs  doux  accens.  Elle 
apaisa  leur  fureur  , comme  le 
son  de  la  flûte  apaise  les  buffles 
irrités  : ils  détachèrent  la  jeune 
femme  } elle  vola  vers  la  colline  , 


Mlïi 
‘ V 


O DÉ  R AH  I.  I33 

au-devant  d’une  troupe  de  guerriers 
sans  armes,  qui , ornes  de  leurs  plus 
beaux  habits,  descendaient  la  mon- 
tagne : à leur  tête  était  un  vieillard 
portant  le  calumet  de  paix  dont  la 
vue  eteint  la  soif  du  sang.  Cette 
troupe  traversait  la  prairie , comme 
des  daims  qui  ne  craignent  pas  d’être 
troublés  par  des  chasseurs  : le  chef 
tenait  élevée  la  pipe  de  paix  dont 
le  foyer  était  de  marbre  rouge , et 
le  manche  d’un  bois  léger,  sculpté 
et  peint  de  divers  couleurs  ; on  y 
avait  attaché  un  superbe  éventail 
ae  plumes  brillantes  , qui  annonçait 
que  les  députés  étaient  des  guerriers 
Ottigamies  , qui  se  plaçaient  entre 
les  Chippe'wais  et  les  Nadouëssioux 
pour  empêcher  leurs  frères  de  se 
battre» 

Nous  nous  assîmes  en  cercle  au- 
tour deux  ; ils  nous  présentèrent  la 
pipe  de  paix  $ Ourahou  la  remplit 
de  tabac  , prit  avec  ses  doigts  une 
braise  dans  le  feu  de  mort  , tira 
quelques  gorgées  de  fumée  et  donna 
la  pipe  aux  députés  qui , après  s’en 
etre  servis  , la  firent  passer  aux 


HÊU 


*3 4 O D É R A H I. 

spectateurs  dont  le  dernier  la  leur 
rendit.  Iis  demandèrent  à être  con- 
duits à la  tente  du  grand  chef  des 
guerriers  : on  les  accompagna  jus~ 
qu’à  la  bourgade  ; ils  y allèrent  en 
répétant  la  chanson  de  paix.  Le 
grand  chef  les  fît  asseoir  sur  sa  natte, 
prit  le  calumet , réleva  vers  le  ciel 
en  invoquant  le  Grand  - être  , le 
baissa  vers  la  terre  , pour  se  rendre 
favorables  les  esprits  qui  l’habitent, 
le  tourna  vers  les  quatre  points  du 
ciel  pour  écarter  les  mauvais  génies} 
puis  le  remit  au  député  qui  aspira  la 
fumée , et  la  poussa  en  l’air , par 
trois  fois,,  pour  honorer  le  Grand- 
père  des  hommes.  Les  autres  dé- 
putés et  les  guerriers  l imitèrent , le 
tenant  légèrement  , comme  s’ils 
craignaient  de  flétrir  ce  gage  pré- 
cieux de  la  paix. 

Après  cette  cérémonie , l’orateur 
se  plaça  au  milieu  du  cercle  f et  dit  : 

cc  Un  chasseur  de  notre  nation 
entendit  en  parcourant  les  bois  , le 
si  (lement  des  flèches  , les  coups  de 
casse  tête  } il  se  glissa  d’arbres  en 
arbres  et  vit  ses  freres  qui  se  bat- 


O D É R A H I.  i35 

« . 

talent: il  accourut  à perte  d’haleine, 
traversa  les  lacs , les  forêts  , sans  se 
détourner,  entra  tout  essoufflé  dans 
nos  tentes , et  sans  vouloir  fumer 
ni  manger  ; frères , s’écria  t il , les 
Nadouessis  et  les  Chippewais  se 
déchirent  comme  des  insensés  ; 
cueillez  des  branches  de  Wâm pu m 
( symbole  de  la  paiæ  ) prenez  le 
calumet  et  courez  vous  jeter  au 
milieu  de  vos  frères  ! » 11  dit , 
et  tomba  mort  de  fatigue.  Nous  ne 
nous  sommes  pas  arrêtés  à pleurer 
sur  lui  ; nous  avons  laissé  nos  viandes 
à moitié  cuites  dans  la  chaudière  ; 
nous  avons  pris  la  pipe  de  paix  , et 
sommes  accourus  ; mais  hélas  ! nous 
sommes  arrivés  trop  tard,  et  trou- 
vant la  terre  teinte  de  sang  , les 
arbres  brûlés  , nous  nous  sommes 
dit  : « nos  frères  se  sont  battus  ! » 
des  pleurs  ont  coulé  de  nos  yeux  ! 
Quels  hommes  êtes-vous  donc,  pour 
renverser  ainsi  le  vieux  arbre  de  la 
paix  qui  ombrage  le  pays  de  l’ouest  ? 
comment  arrêterez- vous  les  Hom- 
mes-barbus  qui  se  répandent  dans 
les  bois,  comme  le  feu  qui  dévore 


i3 6 0 D É R A H I. 

les  herbes  de  la  prairie  ? Réunissez- 
vous  plutôt  contre  eux  ! serrez-vous 
comme  des  buffles  attaqués  par  les 
loups  : si  vous  êtes  unis , ils  ne  pour- 
ront vous  vaincre  ! Croyez  aux  pa- 
roles de  vos  frères  les  Ottigamies  ! 
ils  ont  dans  leurs  tentes  beaucoup 
de  chevelures  de  ces  Hommes  bar- 
bus qui  ne  sont  forts  que  parce  qu’ils 
forment  un  corps  qui  a mille  pieds, 
mille  bras  qui  se  remuent  à la  fois  ; 
car  vos  flèches  portent  aussi  loin  des 
coups  plus  assurés  que  leurs  bou- 
ches à feu  ; vous  êtes  plus  braves 
qu’eux  , mais  vous  vous  battez  sans 
cesse  : ils  fomentent  le  feu  de  la 
discorde,  enivrent  les  jeunes  gens 
pour  leur  faire  rompre  la  paix,  sé- 
duisent les  jeunes  filles,  pour  sur- 
prendre les  secrets  du  conseil  : et 
vous  ne  favorisez  que  trop  les  pro- 
jets de  destruction  des  Hommes- 
rouges,  par  vos  dissensions  conti- 
nuelles. Allons  , mes  frères  .donnez- 
vous  la  ruain  ! que  ces  fourrures 
couvrent  les  morts  , que  ces  colliers 
ferment  les  plaies  des  blessés  ! cette 
pipe  de  paix  renferme  mes  paroles  : 


*■> 
1^7 


O 13  E R A H I. 

elles  sont  confuses  comme  celles 
d’un  homme  troublé  par  un  voyage 
précipité  , mais  mes  sentitnens  sont 
purs  ; je  vous  ai  parlé  comme  -à 
des  frères  que  je  porte  dans  mon 
cœur  ! r> 

Les  députés  offrirent  des  présens, 
Otoronto  dit  : 

cc  Mon  frère  l’Ottigamies  , tes 
paroles  sont  de  très  grande  valeur  $ 
jamais  elles  ne  sortiront  de  nos 
cœurs  ; c’est  le  Grand-père  des  hom- 
mes qui  te  les  a dictées  : nous  avions 
bu  des  eaux  de  feu  , et  nous  nous 
battions  comme  des  insensés  ; tes 
paroles  nous  ont  séparés,  comme 
celles  d’un  père  séparent  des  enfans 
qui  se  battent  sur  sa  natte  : je  te 
remercie  d’avoir  rétabli  le  chemin 
qui  était  rompu  entre  le  Chippewais 
et  nous  ; ma  nation  n’a  pas  de  pré- 
sens assez  riches  , pour  être  une 
digne  recompense  de  si  grands  ser- 
vices 5 mais  attache  ceux-ci  à l’arbre 
de  la  paix,  afin  que  l’on  sache  que 
c’est  toi  qui  l’a  relevé.  » 

Puis  il  jeta  dans  le  feu,  qui  brû- 
lait au  milieu  de  1 assemblée , un 


. P . 


MM 


K 

m 


i 


ODÉRAHI. 
casse-tête , un  arc  , des  flèches , une 
dague  j il  présenta  aux  députés  des 
colliers  de  paix,  pour  la  rappeler  à 
leurs  enfans.  Quand  rassemblée  fut 
finie , on  donna  un  festin  aux  dé- 
putes qui  partirent  accompagnés  de 
quelques  chefs  pour  aller  relever 
l'arbre  de  la  paix.  ' 


O D È il  A a I. 


Lorsque  les  affaires  de  la  nation 
furent  terminées,  je  rentrai  dans  la 
tente  de  mon  père  : Qdérahi  vint* 
danser  autour  de  moi  , en  élevant 
ses  mains  au-dessus  de  sa  tête  , et 
les  frappant  avec  beaucoup  de  force  ; 
puis  elle  s’asseya  et  me  dit  : « que  je 
suis  joyeuse  de  te  revoir  ! je  suis 
comme  -une  colombe  qui  voit  re- 
venir au  nid  son  époux  long-temps 
poursuivi  par  les  chasseurs.  Viens  , 
père  Ourabou,  célébrer  tes  exploits 
,et  les  siens  ! « Mon  père  et  sa  jeune 
fille  chantèrent  la  victoire  que  nous 
venions  de  remporter. 

Le  soleil  embrasant  l’air,  nous 
levâmes  nos  tentes , et  quittâmes  la 
prairie  pour  aller  les  dresser  dans 
les  bois , sur  les  bords  de  la  rivière, 
à l’ombre  des  platanes  , dont  les 
tiges  entrelacées  de  lianes  forment 
des  voûtes  épaisses  de  verdure.  J’ai- 
mais à errer  dans  ces  forêts  ; ma  vie 
passée  se  présentait  à mon  esprit  : 
j’allais  m’asseoir  sur  le  bord  des 
eaux  > mes  idées  suivaient  leur  cours 


££ 


JW* 


i4o  ODERAHI. 

jusqu’à  la  mer  , et  de-là  volaient 
vers  toi,  mon  Eugénie  ! Odérahi  , 
qui  avait  toujours  soif  de  me  voir, 
venait  me  rejoindre  ; je  lui  commu- 
niquais mes  pensées  : ses  réflexions 
naïves  plaisaient  à mon  esprit , ses 
témoignages  d’amitié  charmaient 
mon  cœur  : je  lui  parlais  du  Grand- 
être , et  des  preuves  de  son  amour 
pour  les  hommes  empreintes  sur  les 
feuilles  des  arbres,  et  sur  tous  les 
objets  qu’il  a créés  pour  leur  plaisir, 
leur  utiiité.  Nous  écoutions  le  chant 
des  u oqueurs  ( 1 ) qui  répétaient 
tous  les  sons  qu’ils  avaient  entendus 
et  les  chants  qu’Odérahi  avait  en- 
tonnés la  veille. 

Nous  nous  trouvâmes  un  jour  en 
face  d’une  île  charmante  qui  parais- 
sait peuplée  d’oiseaux  , et  pleine 
d’arbres  fruitiers.  Odérahi  se  mit  à 
la  nage,  pour  y aller , m’invitant  à 
la  suivre.  D'un  côté,  la  grève  d’un 
sable  blanc  était  bordée  d’une  cein- 
ture de  fleurs  qui  terminait  la  prai- 

0)  Espèce  de  rossignols  gros  comme  un 
merle,  fauves  , à deux  nlumules  rouges  sur 
le  croupion. 


O D É R A H I.  ufi 
rie  ; de  l'autre,  des  érables  qui  sou- 
tenaient au-dessus  des  eaux,  des 
massifs  de  lianes,  s’étendaient  jus- 
qu’à la  montagne  , laissant  à une 
foule  d’arbres  et  d’arbustes,  la  li- 
berté de  croître  autour  d’eux. 

cc  Que  ce  pays  plaît  à mes  yeux, 
dit  Odérahi  $ que  de  paroles  il  dit 


à mon  cœur  ! j'y  vois  mon  enfance 

...  | 


• > 


et  ma  première  jeunesse  ! je  jouis 
de  ma  vie  passée , de  rna  vie  pré- 
sente y mon  aine  tressaille  de  joie  ; 
je  suis  heureuse  comme  si  j’étais 
dans  le  pays  des  âmes  ! w 

Odérahi  gardait  le  silence,  elle 
marchait  lentement,  sa  tête  était 
penchée,  son  bras  appuyé  sur  mon 
épaule,  ses  regards  fixés  sur  la  terre  : 
« Bon-ami  , dit-elle  , les  plaisirs 
forment  devant  mes  yeux  des  danses 
qui  troublent  mon  esprit  ; mon  ame 
fléchit , comme  une  jeune  branche 
sous  le  poids  de  deux  oiseaux  qui 
se  caressent  ; je  rne  repose  sur  toi , 
comme  une  plante  brûlée  par  le 
soleil , s’appuie  sur  la  tige  d’un  ar- 
bre,. w Je  regardai  ma  jeune  mère  ; 
les  derniers  rayons  du  soleil  cou- 


§ 


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142  O D É R A H I. 

chant  firent  étinceller  sur  sa  joue  , 
une  larme  d’amour  ; elle  mit  sa  main 
sur  mes  yeux  , en  disant  : <c  Bon- 
ami,  ne  me  regarde  pas  ainsi  , tes 
veux  me  brûlent  ! » Elle  me  quitta  , 
courut  à la  cime  d’un  rocher  , et 
après  y être  restée  quelque  temps  , 
elle  revint,  en  me  disant  : « Mes 
yeux  étaient  pleins  de  ton  image  ; 
ta  présence  avait  affaibli  mon  ame  ; 
- tes  doux  regards  avaient  égaré  mon 
esprit:  j’ai  été  m’asseoir  su  ri  a cime 
de  la  montagne;  j ai  regardé  l’ho- 
rizon 9 ie  cours  des  fleuves;  mon 
esprit  s’est  rempli  de  l’idée  du 
Grand  être,  je  reviens  plus  forte 
auprès  de  toi  ! 

— Belle  Odérahi,  tes  paroles  sont 
douces  comme  celle  du  rossignol  ; 
mais  le  soleil  a disparu  derrière  la 
montagne;  les  ténèbres  s’étendent 
sur  la  terre;  de  grands  nuages  cou- 
vrent le  ciel;  je  ne  vois  point  de 
vers  luisans  pour  nous  éclairer  : 
nous  ne  pouvons  retourner  à la 
bourgade  sans  nous  heurter  contre 
les  arbres;  je  vais  construire  une 
hutte  de  feuillage. 


O DERA  H I.  i/fi 

; — Je  le  veux  bien  , Bon- ami  ! je 
suis  devant  toi  , comme  une  fieur 
devant  le  soleil  ; mais  j’y  resterai 
sans  crainte  : les  jeunes  femmes  ne 
me  montreront  pas  au  cîoigt  ; les 
guerriers  ne  diront  pas  : » Gdérahi 
qui  nous  repousse  quand  nous  allons 
nous  asseoir  sur  na  natte,  y reçoit 
Ontéréé.  » Ils  sayent  que  tu  m’ho- 
nores ; mais  je  crains  que  mon  père 
ne  pleure  sur  notre  natte  , quand  il 
ne  n ous  y verra  pas  : gagn  ons  1 autre 
lire  a la  nage  > je  te  conduirai  à 
travers  les  bois.  » 

Je  nageais  auprès  d’elle  , nous 
entendîmes  le  bruit  des  raines  qui  i 
frappaient  les  ondes  avec  force  : 
nous  nous  cachâmes  dans  les  ro- 
seaux et  vîmes  bientôt  une  petite 
lampe  qui  nous  lit  reconnaître  Ou- 
rahou*  Nous  montâmes  dans  sa 
pirogue , il  nous  dit  : « l’inquiétude 
ma  chassé  de  ma  tente  ^ » en  me 
dis  an  l .«lu  as  donc  encore  perdu 
tes  en  fan  s P vas  ! cours  les  chercher  ! 

Vous  voilà  : mon  cœur  boit  le  plai- 
sir ! » Nous  voguâmes  paisiblement 
sur  le  lac;  le  silence  de  la  nature , 


1 44  O D É R A H I. 
la  présence  d’Odérahi,  que  Je  re- 
gardais comme  un  ange  descendu 
sur  la  terre  pour  adoucir  les  rigueurs 
de  mon  sort,  des  pensées  agréables 
émurent  si  doucement  mon  ame  , 
qu’elle  goûta  quelques  instans  le 
plaisir  que  le  Grand-père  des  hom- 
mes leur  donnera  dans  le  pays  des 
âmes.  Odérahi  me  tira  de  ces  déli- 
cieuses rêveries  , en  racontant  à son 
père  les  circonstances  de  notre 
course.  Ourahou  me  prit  par  la 
main  , et  me  dit  : « Mon  iils  , tu 
m’honores  en  honorant  ma  fille  $ tu 
n’es  pas  comme  tous  les  Hommes- 
barbus,  dont  le  premier  soin,  en 
entrant  dans  une  tente,  est  de  sé- 
duire les  filles  de  leurs  hôtes  , sans 


s’inquiéter  si  les  pareils  en  mour- 
ront de  regrets.  Le  Grand-père  des 
hommes  te  récompensera  de  ta  sa- 
gesse , en  te  donnant  pour  épouse 
celle  que  tu  as  respecté.  « 

Odérahi  dansait  , en  entendant 
parler  ainsi  son  père  ; mais  son  dis- 
cours me  frappa  comme  une  triste 
prédiction  frappe  un  esprit  faible. 
Nous  rentrâmes  dans  notre  tente  : 


cette 


1 


O D É R A H I.  145 
cette  promesse  d’Ourahoune  cessait 
de  me  tourmenter,  de  troubler  mon 
repos,  lorsqu’Omourayou , le  frère 
de  mon  cœur,  entra  dans  la  tente  , 
et  nous  dit  : « Frères,  réjouissez- 
vous  ! dansez  autour  de  moi  ! les 
arbres  se  sont  couverts  trois  fois 
de  fleurs  et  de  fruits  depuis  que  je 
sers  les  parens  de  la  jeune  Omahira  ; 
j’ai  été  à la  chasse , à la  pêche  pour 
eux  ; ils  m’ont  trouvé  bon  chasseur 
et  bon  guerrier  ; ils  ont  reconnu 
que  mon  humeur  était  douce , que 
je  serais  bon  père  et  bon  époux;  ils 
ihe  permettent  de  m’asseoir  sur  la 
natte  de  leur  fille  ; je  viens  vous 
inviter  à la  fête.  » _ — ^ 

Odérahi  sauta  de  joie  : elle  se 
revetit  de  ses  plus  beaux  habits  , 
attacha  dans  ses  cheveux  la  peau 
d’un  petit  perroquet  verd  céladon  , 
posa  sur  sa  tête  une  couronne  de 
plumes  de  coq  grises  , à franges 
dorees  : elle  suspendit  à ses  oreilles 
des  colibris,  qui  le  disputent  en  éclat 
aux  diamans  ; elle  passa  autour  de 
son  col  des  colliers  de  perles  et  de 
graines  brillantes  qui  soutenait  des 

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pièces  d’or  ! elles  ornaient  son  sein 
doux  comme  celui  d'une  colombe. 
Ses  bras  et  ses  jambes  étaient  dé- 
corés de  tresses  de  différentes  cou- 
leurs auxquelles  étaient  suspendues 
des  plumes  brillantes  ; une  large 
pièce  de  drap  écarlate,  garnie  de 
franges  d’or , était  attachée  sur  l’une 
de  ses  épaules  , et  couvrait  une 
partie  de  son  corps  ; l’autre  n’était 
ornée  que  par  la  nature.  Elle  por- 
tait à sa  ceinture  une  frange  de 
longues  plumes  fixée  sur  une  tiesse 
de  peau  brodée  avec  des  coquilles 
en  compartimens.  Gdérahi  était 
belle  comme  une  fleur  qui  vient 
d’éclore , et  cache  sous  une  feuille 
une  partie  de  ses  charmes  ; ou  comme 
l’aurore  qui  se  voile  de  nuages  étin- 
celans.  Ourahou  se  vêtit  en  guerrier; 
je  me  décorai  de  mes  habits  euro- 
péens ; nous  allâmes  sur  la  place  où 
tous  nos  frères  étaient  réunis. 

Omourayou  , Omaïra  , beaux 
comme  des  oiseaux  qui  ont  changé 
de  plumage  , sortirent  de  leurs 
tentes  , accompagnés  de  leurs  pa- 
rent , et  s’avancèrent  au  milieu  de 


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O DERA  HL  ï47 
la  place  , entre  deux  haies  de  guer- 
riers : quand  ils  furent  auprès  du 
chef  de  la  bourgade  , il  les  montra 
aux  Indiens  assemblés , et  leur  dit  : 

cc  Frères,  le  brave  Omourayou  , 
la  belle  Omaïra  viennent  vous  dire 
qu*i!s  se  prennent  pour  époux. 

» Omourayou, veux-tu qu’Omaïra 
soit  ton  épouse  ? — Oui  ! >5  répondit- 
il,  avec  fermeté. 

« Omaïra,  veux-tu  qu’Omourayou 
soit  ton  époux  ? — Oui  ! » répondit- 
ells  d’  une  voix  timide. 

Alors  les  guerriers  placèrent  leurs 
flèches  sur  leurs  arcs*  les  déchar- 
gèrent au-dessus  de  leurs  têtes. 

Le  vieux  chef  dit  : « frères,  Omou- 
rayou  , Omaïra  sont  époux  ! » 
Omourayou  tourna  autour  de  la 
place  ; il  prit  Omaïra  sur  son  dos  , 
et  la  porta  dans  une  tente  qu’il  ve- 
nait ne  construire  : il  fut  suivi  par 
les  guerriers  qui  l’applaudissaient. 

Les  jeunes  époux  et  leurs  parens 
donnèrent  un  grand  festin  qui  fut 
suivi  de  danses  et  de  chants.  Odérahi 
était  ivre  de  joie  : le  p'aisir  d’être 
parée  affaiblissait  son  esprit  j elle 

G a 


148  ODÉRAHI. 
était  moins  timide  et  moins  sévère 
avec  les  jeunes  gens  qui  lui  don- 
naient des  éloges.  Elle  dansait  en 
étalant  ses  ornemens  , et  s’appro- 
chait de  moi  pour  me  faire  admirer 
ses  charmes. 

A la  nuit,  Odérahi  fut  punie  de 
sa  légèreté  : elle  était  accablée  de 
fatigue  , et  dormait  profondément $ 
tous  les  jeunes  gens  dont  elle  avait 
reçu  les  éloges , vinrent  dans  la  tente 
avec  une  lampe  , s’approchèrent  de 
sa  natte,  la  priant  de  les  y recevoir. 
Elle  détournait  la  tête  ; ils  se  reti- 
raient en  murmurant  ; mais  l’un 
d’eux  resta  plus  long-temps , et  lui 
dit  : 

cc  Odérahi  , tu  étais  belle  hier 
comme  le  soleil  3 l’éclat  de  tes  yeux 
a ébloui  mes  yeux;  ton  image  y est 
restée,  comme  celle  de  l'astre  du 
jour  reste  dans  les  regards  de  ceux 
qui  le  fixent  ; car  rien  n'est  plus 
beau  dans  la  nature  , que  le  buste 
d’une  jeune  femme  animée  par  le 
plaisir  ! Pendant  que  tu  dansais , tés 
gestes  , tes  regards , toute  Odérahi 
m’a  invité  à venir  sur  sa  natte  j à 


O D Ê R A H I.  149 


présent  pourquoi  me  repousse~tu  ; 
pourquoi  ne  yeux* tu  pas  éteindre  le 
feuque  tu  as  allumé  dans  mon  cœur? 

» Tu  es  la  plus  belle  desSiouses, 
je  suis  un  brave  guerrier  5 tu  peux 
me  recevoir  sur  ta  natte  sans  te 
déshonorer  : demain , je  t’apporterai 
des  plantes  pour  cacher  nos  amours, 

35  Odérahi  ! pourquoi  détournes- 
tu  la  tête  ? regardes  moi  avec  des 
)œux  aussi  doux  que  l’étaient  les 
tiens , lorsque  je  te  disais  que  tu 
étais  belle  : tu  buvais  le  plaisir  ; tu 
paraissais  me  tendre  les  bras  , au- 
jourd’hui tu  me  repousses!  ton  cœur 
est-il  léger  comme  la  feuille,  que  le 
vent  fait  tourner  de  tous  les  côtés  ? 

^Odérahi  ! Odérahi  ! que  tu  fais  de 
mal  à mon  coeur  ! Des  larmes  d’a- 
mour coulent  de  mes  yeux  $ il  me 
brûle , et  je  souffre  plus  que  si  j’é- 


%5o  O D É R A H I) 
la  vapeur  embrasée  qui  sort  de  son 
bec  de  rose  enflamme  sa  compagne  ; 
elle  cède  à ses  désirs  ; ils  boivent 
la  volupté  ! Belle  Odérahi  ! donnes- 
moi  ta  main  , que  je  la  pose  sur 
mon  cœur , aliri  que  le  feu  qui  me 
consume  passe  dans  tes  veines  ! >•> 
EUe  ne  lui  répondait  pas  ÿ il  lui  dit 
avec  dépit  : « puisses-tu , jeune  fille  5 
ne  brûler  jamais  d’amour  pour  un 
guerrier  insensible  ! tu  connaîtras 
alors  combien  sont  crueis  les  tour- 
niens  que  tu  me  fais  souffrir! puisses- 
tu  n’être  jamais  étendue  sur  ta  natte, 
étouffée  par  la  honte  de  son  refus 
de  te  prendre  pour  son  épouse , et 
par  la  douleur  ! tu  te  souviendras  de 
la  faute  que  tu  as  commise  , en 
allumant , par  tes  regards  , le  feu 
de  l’amour  dans  mon  cœur?  \'ous 
autres  , jeunes  filles,  vous  ne  pensez 
pas  que  tôt  ou  tard  , un  guerrier 
venge  les  autres  de  vos  dédains,  de 
votre  coquetterie  ! » 

Les  premiers  rayons  du  soleil  le 
forcèrent  à sortir  de  la  tente  ; je 
demandai  à Odérahi  si  elle  avait 
bien  dormi  : « Non,  dit -elle  en 


ODÉRAHÏ:  i5t 

rougissant , des  guerriers  sont  venus 
s'asseoir  sur  ma  natte , mais  je  les 
ai  tous  repoussés. 

— Odérahi , c'est  ta  faute  ; tu  t’es 
parée  de  tes  plus  beaux  vêtemens  , 
ils  t’ont  affaiblie , comme  le  guerrier 
que  ses  panaches , ses  bracelets  em- 
pêchent de  se  battre  : les  éloges  ont 
ébloui  ton  esprit , et  tu  as  fait  comme 
les  oiseaux  qui  se  brisent  ia  tête 
contre  la  pierre  brillante  que  le 
chasseur  fait  mouvoir  devant  eux. 
Tu  regardais  hier  tous  les  jeunes 
gens , comme  le  fait  une  fille  qui  se 
voue  à l'amour  ; ils  ont  cru  que  tu 
les  invitais  à venir  s’asseoir  sur  ta 
natte  ; ils  sont  venus  te  demander  ce 
que  tes  yeux  leur  avaient  promis, 
ce  qu'ils  avaient  le  droit  d’exiger  de 
toi,  d’après  ta  conduite  ! Odérahi, 
ne  t’écartes  jamais  des  sentiers  de  la 
raison,  n’écoutes  pas  la  voix  de  la 
volupté  ! Le  temps,  semblable  à u£fc 
guerrier  qui  emporte  dans  ses  bras 
tous  lesenfans  qu’il  a pris  dans  une 
tente , entraîne  avec  lui  l’amour , la 
beauté , les  plaisirs  et  l’espérance  : 
en  vain  ils  tendent  les  bras  à l’illu- 

G 4 


-/_/  - > 

152  O D É R.  A H I. 

sion  qui  leur  a servi  de  mère  ; ils 
ne  peuvent  arrêter  sa  marche  ra- 
pide , il  n’y  a que  le  repentir  et  la 
douleur  qui  marchent  à côté  de  lui 
vers  la  mort.  » 

Odérahi  baissa  la  tête  sans  me 
répondre  ; et  depuis  elle  fut  plus 
réservée  lorsqu’elle  alla  dans  les 
fêtes. 

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O D Ê R A H I.  i53 


J e fus  choisi  par  le  conseil  pour 
aller  dans  le  pays  de  l’Ouest , por- 

^ ^ il  ^ paix  chez  toutes 
les  nations  qui  habitent  jusqu'aux' 
rives  des  grandes- eaux  ; Omou- 
rayou  et  plusieurs  guerriers  m’ac- 
compagnèrent. Nous  trouvâmes  par- 
tout des  frères  et  des  amis  qui 
nous  comblèrent  de  présens  : nous 
revînmes  après  quelques  lunes.  Lors- 
que nous  eûmes  rendu  compte  au 
conseil  de  nos  opérations,  je  rentrai 
dans  la  tente  d’Ourahou  : Odérahi, 
au  lieu  de  danser  autour  de  moi  \ 
pleura  de  joie  , sans  pouvoir  me 
parler  : elle  me  regardait  avec  des 
yeux  pleins  de  tendresse.  Je  leur 
offris  mes  présens  ; ils  les  reçurent 
d un  air  distrait  5 Ourahou  me  dit  • 

« Ecoutes  mes  paroles  ! elles  seront 
les  meres  de  ton  bonheur  ! 

» Tu  es  un  bon  chasseur , un  bon 
guerrier , un  habile  orateur , un  am- 
bassadeur adroit  ; ton  esprit  est 
vaste  comme  celui  d’un  génie,  ton 
cœur  bon  comme  celui  du  -Grand- 

0 5 


U L/  Jj  II  A II  !• 


être  ; tu  es  doux  comme  une  co- 
lombe } jamais  la  colère  n'enflamme 
ton  sang  \ tu  es  digne  d’être  l’époux 
de  la  plus  belle  des  Nadouëssises  ; 
ma  fille  t’aime  dans  son  cœur  ; elle 
n'est  bien  qu’auprès  de  toi  : elle  me 
quitte  pour  te  suivre  dans  les  bois  y 
pendant  ton  absence  , elle  est  triste  ; 
elle  pleure  et  parle  toujours  de  toi  ; 
tu  lui  as  donné  de  tes  lumières  j en 
un  mot , elle  est  digne  d’être  ton 
épouse  Que  mon  cœur  a de  plaisir , 
en  faisant  ainsi  votre  éloge  ! ^ 

— c<  père  Ourahou,  lui  r ’é pondis- 
je,  tes  paroles  sont  de  trop  grande 
valeur  pour  que  mon  esprit  puisse 
les  recevoir  toutes  à ladois;  je  te  de- 
mande une  lune  pour  les  méditer.  » 
Odérahi  parut  vivement  affectée 
de  ma  réponse  ; je  lui  dis  : « Ne 
pleures  pas,  je  te  ferai  bientôt  lire 
dans  mon  cœur  ! » 

Les  paroles  de  mon  père  troublè- 
rent mon  esprit  comme  un  vent  vio- 
lent agite  les  eaux.  Oderahi  était  ia 
plus  belle  des  Nadouëssises  ; sa  taille 
élégante  et  légère,  comme  celle  d’un 

jeune  faon^étaitsouventembellie  par 


( 


V 


ODÉRAH  I.  1 55 
une  robe  de  lin  , recouverte  d’un 
manteau  écarlate  à frange  d’or  > 
dont  le  doux  éclat  répandait  sur 
son  beau  visage  un  coloris  de  rose , 
semblable  à celui  dont  l’aurore  teint 
la  cime  des  arbres  ; sa  voix  molle 
et  languissante  aurait  adouçi  le 
cœur  le  plus  féroce;  son  aine  était 
pure  comme  un  beau  ciel , son  cœur 
bon  comme  celui  du  Grand  être  : 
je  n’étais  moins 'triste  qu’auprès 
d’elle  ; je  l’aimais  comme  un  fils 
aime  sa  mère  ; je  la  voyais  toujours 
m arrachant  du  poteau  de  mort,  et 
ce  souvenir  nourrissait  ma  ten- 
diesse  . je  me  trouvais  dans  un  pays 
délicieux  que  la  nature  s’était  plu 
à embellir,  pour  en  faire  le  séjour 
d un  peuple  de  frères  , dont  les 
mœurs  étaient  douces  comme  celles 
des  agneaux  si  j avais  pu  être 
l’époux  d’Odérahi , qui  ressemblait 
à un  ange  envoyé  par  le  Grand- 
être , pour  faire  le  bonheur  de  l’un 
de  ses  enfans , j’aurais  été  le  plus 
heureux  des  hommes  ; mais  mon 
cœur,  mon  esprit  étaient  pleins  de 
ton  souvenir,  ô mon  Eugénie  ! sem- 

G 6 


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traverser  seul  les  immenses  diserts 
qui  me  séparaient  des  cabanes  des 
Français  ; mais  ils  pouvaient  remon- 
ter le  grand-fleuve , et  m’emmener 
avec  eux  ; cette  espérance  m’einpê- 


époux  ; car  il  est  impossible  à 
l’homme  sensible  de  se  défendre 
des  plus  tendres  sentiinens  pour 
celle  qui  unit  son  sort  au  sien  , et 
partage  chaque  jour  ses  peines  et 
ses  plaisirs , pour  celle  qui  lui  donne 
des  enfans , dans  lesquels  il  se  voit 
renaître  : les  soins  qu’elle  lui  pro- 
digue suffisent  seuls  pour  l’y  atta- 
cher par  des  liens  indissolubles.  Lès 
enfans  que  m’aurait  donnés  Odéralii 
m’auraient  enchaîné  aux  tentes  des 
Nadouëssis  : au  moment  où  j’aurais 
épousé  ma  jeune  amie,  j’aurais  cru 
commettre  un  crime  en  condam- 


ODÉRAHI.  1 5/ 

nant  Eugénie  à des  larmes  éter- 
nelles. 

Je  désirais  qu’Odérahi  pût  choisir 
parmi  les  jeunes  gens  qui  soupi- 
raient autour  d’elle  ; je  lui  dis , pen- 
dant que  mon  père  était  sorti  : 

« Bonne -mère,  j’ai  médité  les 
paroles  de  ton  père  , écoutes  les 
miennes  ! » Elle  était  attentive  , 
comme  le  guerrier  qui  écoute  les  - 
délibérations  du  conseil , ou  comme 
l’esclave  qui  espère  qu’on  va  lui 
annoncer  sa  liberté.  « Ourahou  m’a 
dit  que  je  serais  ton  époux  : mais 
le  Grand-père  des  hommes  m’a 
montré  l’épouse  de  mon  cœur,  son 
image  est  gravée  dans  mon  esprit  : 
entraînés  par  le  fleuve  du  temps  , 
nous  nous  tendons  les  bras  sans 
pouvoir  nous  réunir  ; mais  je  ne 
veux  pas  y renoncer  ! Je  l’ai  vue 
comme  un  ange  tutélaire  qui  vient 
se  poser,  entouré  d’une  atmosphère 
céleste  , sur  la  pierre  de  l’infortuné 
captif,  et  verse  le  plaisir  dans  son 
cœur.  Elle  n’est  restée  près  de  moi 
qu’un  instant  5 mais  elle  ma  rempli 


y" 


î58  ODÉRAH  L 

de  sa  lumière , jamais  elle  ne  s’étein- 
dra dans  mon  cœur. 

cc  Tu  pleures  ! Odérahi  ! pourquoi 
donc  ! ne  serais-je  pas  toujours  ton 
fils?  puis-je  te  quitter? ne  te  suivais- 
je  pas  toujours,  comme  un  jeune 
faon  suit  sa  mère?  Je  te  le  demande, 
si  j’étais  ton  époux,  ne  faudrait-il 
pas  que  je  sois  toujours  gai?  — Oui , 
que  tu  sois  toujours  gai  $ que  tu  ne 
pleures  jamais  ! — Ne  jamais  verser 
de  larmes  ! cela  est  impossible  ! 
Ontéréé  reverra-til  son  père?  re- 
verra t-il  sa  bien  aimée?  ses  os  re- 
poseront-ils auprès  de  ceux  de  ses 
pères  ? non  ! Ah  ! ne  crois  pas  qu’un 
Français  exilé  de  son  pays,  le  plus 
beau  cie  la  terre  , puisse  jamais  être 
gai  ! Si  j’étais  ton  époux  , tu  me 
prodiguerais  les  caresses  , et  mes 
larmes  tomberaient  sur  tes  mains 
en  pensant  à ma  patrie,  à ma  bien- 
aimee.  Je  te  l’ai  dit  : l aine  d’un 
Français  n’est  pas  comme  celle  d’un 
homme  des  bois,  qui,  semblable  à 
la  surface  d’un  lac , reçoit  toutes  les 
images , et  se  console  de  la  perte 


I 


ODER  Ail  I.  i59 


d’un  fils  en  faisant  asseoir  un  antre 
fils  sur  sa  natte  ! un  Français  arra- 
ché à sa  patrie  , à son  épouse,  périt 
comme  le  jeune  faon  que  des  chas- 


servir  de  jouet  à leurs  enfans  : en 
vain  on  le  caresse  , on  lui  donne 
des  herbes  fraîches  pour  lui  faire 
oublier  les  bois  ; les  caresses  l’effa- 
rouchent  : les  plantes  qu’on  lui  ap- 


le  chagrin  le  ronge  comme  le  ver 


facer  de  ton  cœur  l’image  de  ta 
bien-aimée  : tu  peux  avoir  deux 
épouses  ; elle  sera  la  première  ! Mais 
je  le  vois  , tu  n’écoutes  pas  mes 
paroles  $ elles  tombent  sur  la  terre 
comme  la  flèche  qui  frappe  un 
rocher.  Tu  espères  remonter  les 
grandes  eaux  pour  revoir  Bien- 
aimée  , cet  espoir  te  soutient  \ il  me 
tue  ! ^ 

. 

Elle  versa  un  torrent  de  larmes. 

Sortit  de  la  tente,  et  revint  bientôt 
avec  son  père  auquel  elle  dit  ; « Bon- 


v - nr  a ■■■  n 


J 

îffo  ODÉRAHI. 

pere , ta  fille  est  triste  parce  que 
Bon-ami  voit  toujours  son  pays  ! » 
Il  ranima  ses  espérances,  et  me  dit 
en  riant  : cc  Ton  esprit  est  donc 
encore  à la  grande  cabane  ? bientôt 
il  reviendra  pour  s’asseoir  sur  la 
natte  de  ton  épouse  , de  tes  enfans: 

il  ne  sera  plus  rempli  que  par  leurs 
pensers. 

. Oh  oui.  Bon-ami,  s’écria  ma 
jeune  sœur , tu  ne  seras  plus  triste  , 
alors  ; tu  ne  verras  plus  qu’Odérahi  ; 
elle  te  donnera  des  enfans;  tu  les 
poseras  sur  tes  genoux;  ils  rempli- 
ront ton  cœur , tes  yeux  ; tu  ne 
verras  plus  Bien-aimée  ni  la  grande 
cabane  ; tu  ne  connaîtras  plus  qu  O- 
déiahi.  J ai  prié  le  Grand-être  de 
changer  ton  cœur,  il  écoutera  ma 
voix  : il  petit  tout  ; il  te  donnera  un 
cœur  nouveau,  et  tu  n’aimeras  plus 
que  moi.  « 

« Allons , Bon-ami , livre  - toi  au 
sommeil  ! que  des  rêves  agréables 
occupent  ton  esprit  : écoute  la  voix 
du  Grand  père  des  hommes,  qui  te 
defènd  de  me  laisser  mourir  d’a- 
mour ! » Elle  me  donna  sa  main  à 


ODÉRAHI.  i6t 
baiser , couvrit  le  feu  , et  je  me  re- 
posai sur  ma  natte. 

Mes  idées  étaient  agitées,  comme 
les  eaux  du  lac,  lorsqu’il  y tombe 
des  éclats  de  rochers  ; mon  cœur 
me  disait  : « Si  tu  n’épouses  pas  la 
tendre Odérahi,  elle  mourra  comme 
une  fleur  brûlée  par  le  soleil  : elle 
t’a  rendu  la  vie,  la  laisseras-tu  pé- 
rir ?»  Sa  voix  touchante  retentissait 
dans  mon  ame,  et  m’exprimait  son 
chagrin  et  ses  regrets.  J’entendais 
aussi  ta  voix , ô mon  Eugénie  , qui 
me  répétait  : cc  Sois  moi  fidelle*  ! 
peut-être  le  sort  nous  rapprochera- 
t il!  alors  si  tu  es  l’époux  d’Odérahi, 
tes  enfans  réunis  à leur  mère , for- 
meront une  forte  chaîne  autour  de 
toi  $ tu  ne  pourras  pas  la  rompre  ; 
et  ton  Eugénie  , l’amie  de  ton  en- 
fance , Eugénie,  qui  brûle  toujours 
pour  toi  de  cet  amour  qui  fit  le 
bonheur  de  tes  jeunes  ans  , et  le 
malheur  de  toute  sa  vie , périra , tuée 
par  la  douleur  ! » Mes  idées  s’éga- 
rèrent dans  les  nuages  qui  précè- 
dent le  sommeil  : les  noirs  pressen- 
timens  se  plurent  à troubler  mon 


M 


», \M 


162.  ODÉRAHI. 

ame  par  des  inquiétudes  secrètes  : 
mon  imagination  ne  me  présentait 
que  de  funestes  suites  de  mon  union 
avec  Odérahi  ; les  songes  se  réuni- 
rent pour  former  devant  moi  des 
scènes  effrayantes  , dont  l’impres- 
sion profonde  a causé  tous  mes 
rrialhenrs.  J étais  dans  la  prairie  que 
je  parcourus  dans  ma  jeunesse,  assis 
sur  le  bord  du  fleuve  * dont  mes 
pères  boivent  les  eaux  ; tu  étais  près 
de  moi , tendre  Eugénie $ l’une  de 
tes  mains  était  dans  la  mienne  , 
l’autre , passée  autour  de  mon  col , 
caressait  ma  )obc,  ou  m'approchait 
de  ton  beau  visage,  pour  me  donner 
un  baiser  : tout-à-coup,  le  cri  de 
guerre  frappe  mes  oreilles  , je  dé- 
tourne les  yeux  ; Odérahi,  les  yeux 
étincelans,  accourt  à la  tête  d une 
troupe  de  guerriers , se  jette  sur  toi , 
te  renverse , et  te  plonge  dans  le 
cœur  une  dague  qu’elle  retire  fu- 
mante pour  te  frapper  encore  : en 
vain  je  veux  te  défendre  ; un  pou- 
voir secret  me  retient  immobile  ; je 
n’aï  pas  même  la  force  de  crier  : 
j’entends  le  dernier  soupir  de  mon 


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O D É R A H I. 


1 63 


amante  , dont  le  sang  ruisselle  sur 


le  gazon  . et  glace  mon  corps  : Odé- 
rahi , debout  et  triomphante  , me 
dit  : « A présent  , prodigues  tes 
caresses  à ta  bien- aimée  ! » 

Je  me  réveillai  tremblant;  je  crus 
te  voir  encore  expirante  auprès  de 
moi  ; tes  cris  retentissaient  dans  mon 
cœur  et  le  faisaient  tressaillir.  Mon 
arae,  jusqu'alors  incertaine,  avait 
été  comme  un  voyageur  égaré  dans 
les  bois,  qui  voit  deux  routes,  et 


ne  smt  laquelle  suivre  ; ce  rêve 


m’éloigna.  pour  jamais  d’Gdérahi, 


comme  le  voyagent  cnn  voit  arriver 

l'ennemi  ü un  côté  ^ fuit  à la  hâte 
par  un  autre  chemin. 

Elle  vint , au  lever  du  soleil  , 
s’asseoir  sur  ma  natte;  sa  présence 
m’inspira  une  horreur  secrète  dont 
je  ne  pus  me  défendre  ; sa  beauté 
avait  perdu  à mes  yeux  tout  son 
éclat  ; sa  douceur  , sa  voix  si  tou- 
chante me  parurent  cacher  un  cœur 
de  tigre  ,*  je  sentis  naître  pour  elle  , 
dans  mon  cœur  , une  aversion  que 
toute  la  force  de  la  raison  ne  pou- 
vait détruire  : ainsi  je  me  laissai 


V£.’- 


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1 64'  ODÉRAHI. 
dominer  par  un  de  ces  sentimens 
involontaires  , peu  réfléchis  , mais 
irrésistibles  , qui  déterminent  si 
souvent  notre  sort. 

Je  quittai  ma  jeune  sœur  pour 
m’enfoncer  dans  le  plus  épais  des 
bois.  Je  voulais  traverser  les  déserts 
pour  trouver  une  cabane  Euro- 
péenne , mon  cœur  me  disait  : 
a Pourquoi  donc  abandonner  ton 
bon  père  Ourahou  , la  triste  Odé- 
rahi , assez  malheureuse  par  l’aver- 
sion que  tu  éprouves  pour  elle  sans 
que  tu  la  condamnes  à la  mort  en 
la  quittant?  Est- ce  ainsi  que  tu  ré- 
compenses tes  hôtes  de  leur  géné- 
rosité ? Est- ce  ainsique  tu  réponds 
a 1 amitié  d’Omourayou  ? » Incer- 
tain, je  me  reposai  sur  une  grande 
roche , entourée  d’arbres  qui  entre- 
tenaient les  ténèbres  à l’entour  ; et 
la  , triste  comme  un  père  qui  a 
perdu  ses  enfans , la  tête  appuyée 
sur  mes  genoux , mon  aine  se  plon- 
geait dans  les  ténèbres  de  la  mort  : 
j’entendis  le  bruit  du  feuillage  agité 
c était  Odérahi  qui  venait  me  re- 
joindre j sa  présence  m’étant  iin- 


O DE  R A HL  1 65 
portune , je  pris  la  fuite;  elle  me 
suivit  en  criant  : « Bon-ami  ! Bon- 
ami  , pourquoi  me  fuir?  yeux* tu 
me  laisser  mourir  ! » Ses  sanglots  , 
sa  voix  touchante  amollirent  mon 
cœur  ; je  me  reprochai  ma  faiblesse 
et  mon  ingratitude  ; je  laissai  Odé- 
rahi  s’asseoir  auprès  de  moi.  Son 
sein  palpitait  avec  force , elle  ne 
faisait  que  soupirer  : elle  versa  un 
torrent  de  larmes  , et  me  dit  enfin  : 
cc  Je  te  demande  pardon.  Bon-ami, 
de  te  poursuivre  ainsi  dans  les  bois  , 
de  venir  m’asseoir  au  pied  de  l’arbre 
où  tu  médites;  mais  je  ne  puis  vivre 
loin  de  toi  ! permets-moi  de  t’accom- 
pagner; je  ne  ferai  pas  envoler  tes 
pensées.  Quand  tu  marches  dans 
les  forêts , tu  cueilles  une  fleur  , et 
te  plais  à la  placer  auprès  de  toi  j 
tu  m’as  dit  souvent  que  j’étais  belle 
comme  une  fleur , laisses  moi  donc 
auprès  de  toi , mon  cœur  sera  sa- 
tisfait. » 

Elle  garda  un  profond  silence  f 
mais  sa  présence  me  gênait  ; elle 
s’en  aperçut , et  me  dit  ; c«  Bon-ami , 
mes  paroles  se  sont  accumulées 


FfDr 


H V 

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166  ODER  A HT. 
dans  mon  cœur  , il  ne  peut  les 
contenir,  ouvres  tes  oreilles,  afin 
qu’elles  ne  tombent  pas  sur  la 
terre. 

« Je  m’adresse  à la  bonté  de  ton 
cœur  ! Pourquoi  , si  tu  ne  voulais 
pas  que  je  fusse  ton  épouse  , ton 
esprit  s’est-il  emparé  de  mon  es- 
prit ; pourquoi  ton  cœur  s’est- il 
emparé  de  mon  Cœur  ? pourquoi  ton 
image  est-;; lie  sans  cesse  devant  mes 
yeux  ? pourquoi  tes  paroles  reten- 
tissent-elles dans  mon  cœur?  Avant 
que  tu  te  fusses  assis  sur  la  natte  de 
mon  père,  j étais  libre  comme  un 
oiseau  ; à présent,  je  suis  ton  es- 
clave; tu  me  dis  : cc  Vas  ! » et  je 
vais  : « Reste  ! » et  je  reste.  Je  ne 
suis  plus  Odérahi  ; je  suis  toute  Bon- 
ami.  J’étais  joyeuse  autrefois  de  ce 
changement  ; à présent,  il  me  tue. 
Encore  si  tu  ne  séparais  pas  mon 
cœur  de  mon  esprit  ; mais  tu  me 
dis  de  rester  dans  ma  tente , et  mon 
esprit  te  suit  dans  les  bois , il  n’est 
occupé  que  de  toi , de  l’endroit  où 
tu  peux  être , de  ce  que  tu  fais  ; il  te 
voit  pleurant  au  pied  d’un  arbre , 


■BB 


O DE  R AH  I.  167 

et  force  mon  cœur  à venir  te  re- 
joindre. 

Tu  ne  me  réponds  rien  ! mes  pa- 
roles sont-elles  comme  des  p] urnes 
sur  ton  amer  le  vent  les  emporte- 
t-il  ? ne  t’aimai- je  pas  autant  que  tu 
le  désires  ? vois  mon  sein  palpiter  ; 
poses  ta  main  sur  mon  cœur,  il  ne 
bat  que  pour  toi  ! » Elle  pressa  ma  * 
main  sur  son  cœur  qui  palpitait  avec 
forcer  le  feu  dont  il  était  embrasé 
amollit  ma  sévérité  j je  sentis  mes 
yeux  se  remplir  de  larmes  que  je 
me  hatai  de  cacher  : « Tu  ne  me 
. parles  pas  ! que  tu  me  fais  de  mal  ! 
Ah  ! Bon-ami  ! la  douleur  étouffera 
Odérahi  ! Quand  elle  ne  sera  plus, 
tu  viendras  tomber  sur  sa  tombe  5 
mais  tes  larmes,  tes  soupirs  , ne  la 
rappelleront  pas  à la  vie  ; tu  con- 
naîtras trop  tard  le  prix  d’un  cœur 
.qui  t’aimait  ! 

a sa  tête  dans  ses  mains  , 
a dans  le  plus  épais  des 

Craignant  que  le  désespoir  n’éga- 
rât cette  malheureuse  amie,  je  vou- 
lus la  suivre  5 j errai  long- temps 


Elle  cach 
et  s’enfonç 
bois. 


i6S  O D É R A H I. 
dans  la  forêt,  agité  par  mes  incer- 
titudes , comme  le  navigateur  dont 
la  pirogue,  battue  par  les  vents , est 
poussée  tantôt  vers  une  rive,  tantôt 
vers  1 autre,  puis  rejetée  au  milieu 
du  lac.  J’étais  triste  comine  un  fils 
qui  voit  la  mort  assise  sur  la  natte 
de  sa  mère  ; et  mon  aine  flottait 
entre  la  crainte  de  perdre  Odérahi 
et  le  désir  de  me  réunir  à toi , mon 
Eugénie. 

J’avais  toujours  vu  dans  Odérahi 
une  tendre  amie  qui  m’avait  arraché 
des  mains  des  bourreaux , et  versait 
du  baume  sur  les  plaies  de  mon 
cœur  $ il  s’était  accoutumé  à la  ché- 
rir comme  ma  sœur,  et  des  senti- 
mens  plus  tendres  m’auraient  paru 
criminels  : cette  vierge  touchante 
avait  quelque  chose  de  . céleste  que 
j’aurais  cru  souiller  par  un  amour 
incestueux.  Ce  sentiment  était  rem- 
placé souvent  par  un  autre  bien 
opposé,  l’aversion  que  m’inspirait 
le  souvenir  démon  rêve  : cette  con- 
tradiction m’étonnait , je  cherchai 
à la  combattre  j mais  le  cœur  ne 
raisonne  pas. 


Je 


ODÉRAHI.  î59 
Je  revins  , fatigué  de  ces  incerti- 
tudes, a la  tente  de  mon  père  • i’v 
trouvai  Odérahi  qui , consolée  par- 
les assurances  d’Ourahou , préparait 

tout  pour  la  noce.  Omourayou  et 

son  épousé  m’emmenèrent  dans  leur 

tente  pour  me  servir  de  père:  i's 
me  décorèrent  des  plus  beaux  vête- 
mens.  En  vain  je  voulais  leur  ex- 
primer ma  répugnance  5 ils  ne  m’é- 
coutaient pas , et  continuaient  de 
nie  parer. 


Lorsque  je  vis  que  mon  refus 
n entrait  pas  même  dans  leur  esprit 
et  qu  il  me  rendrait  odieux  à toute 
ia  nation  , je  me  déterminai  à épou- 
ser  Odérahi  ; mais  je  jurai  dans  mon 
ame  de  ne  la  regarder  que  comme 
ma  sœur , sans  m’unir  à elle  par  des 
liens  plus  tendres  ; cette  résolution 

fardeau8^  Cœür  d’un  PesanC 

Le  lendemain  , dès  le  lever  de 
1 aurore , mes  deux  amis  me  con- 
uisnent  sur  la  place  où  étaient  les 
iNadouessis.  Odérahi  sortit  de  la 

commt6  S°n  fre  5 d]e  e'tait  belle 

comme  un  arbre  en  fleur  sa  tête 

fl 


yjmHM 


ML 


sycr  O D E R A H I. 
était  légèrement  penchée,  comme 
une  rose  qui  ne  soutient  pas  encore 
l’éclat  du  soleil.  Par  une  étrange 
fatalité , elle  était  vêtue  comme  je 
Payais  vue  dans  mon  rêve  : elle  me 
sourit,  et  ses  yeux  me  rappelèrent 
vivement  le  regard  dédaigneux  dont 
elle  avait,  dans  ce  même  rêve,  ac- 
compagné les  paroles  : A présent , 
prodigues  tes  caresses  a ta  bien - 
aimée  l S a presence  me  trouhia , 
comme  celle  d’un  serpent  trouble 
un  enfant  égaré.  Mes  noirs  pressen- 
timens,  mes  inquiétudes , mon  aver- 
sion s’emparèrent  de  mon  ame , dé- 
truisirent ma  résolution  , et  me  lais- 
sèrent dans  une  affreuse  perplexité  ! 
cependant  le  chef  des  guerriers  me 
dit  : 

ce  Brave  Ontéréé  , tu  as  vaincu 
les  Chippewaiâ  qui  avaient  envahi 
notre  territoire  ; tu  es  le  père  de  la 
paix  ^ la  nation  te  donne  pour  ré- 
compense Odérahi  , la  plus  belle 
des  Nadouëssises.  Elle  t'aime  5 elle 
• sait  labourer  la  terre , tresser  des 
nattes  ; tu  as  éprouvé  qu  elle  savait 
panser  une  plaie  j elle  est  digne  de 


odérahi.  i7t 

toi  : elle  te  donnera  des  enfans  ; tu 
leur  appi  endras  à conduire  les  guer- 
riers a la  victoire  ! tant  que  ta  race 
fleurira  parmi  nous  , nous  serons 
invincibles  , parce  que,  comme  toi, 
ils  souffleront  la  mort  ; leurs  yeux 
apercevront  de  loin  les  ennemis  • 
leurs  oreilles  entendront  les  com- 
plots qu  ils  forment  sur  leurs  nattes  • 
ils  entretiendront  la  paix  en  couî 
vrant  de  leurs  corps  les  prisonniers 
cpae  les  guerriers  voudraient  brûler. 

Odérahi , veux- tu  qu’On téréé  soit 
ton  époux?  — Oui,  je  le  désire  ! 

Ontéréé,  veux-tu  qu  Odérahi  soit 
ton  épouse  ? » 

Les  paroles  du  guerrier  me  trou- 
blèrent ; je  n’eus  pas  la  force  de 
mentir  à Odérahi , à toute  la  nation 

assemblée. 

« Bra  ves  guerriers  , dis-je  à mes 
ireres , écoutez  mes  paroles  ! 

Vous  m’avez  arraché  du  poteau 
de  mort  pour  me  rendre  à la  vie; 
le  chagrin  rongeait  mon  cœur  ; ce- 
pendant j’ai  accepté  votre  présent  • 
j’espérais  pouvoir  vous  être  utile  ! 

"vous  “i’ayes  nommé  votre  chef  ; je 

Ha 


/ 


j ODÉRAHI. 

vous  ai  conduits  à la  victoire  , parce 
que  j’étais  déterminé  à mourir  pour 
vous  ; vous  me  donnez  Odéralii  pour 
épouse  , je  ne  puis  l’accepter  ; elle 
est  ma  mère  d’adoption.  « 

Les  Nadouëssis  murmuraient , en 
agitant  leurs  flèches  ; je  continuai , 
d’un  ton  plus  ferme  : 

« Frères , si  mes  paroles  vous  dé- 
plaisent , vous  pouvez  m’attacher 
au  poteau  de  mort , me  percer  de 
flèches  ; mais  je  ne  puis  vous  mentir 
ni  vous  vendre  ma  liberté  ! j’ai  une 
épouse  dans  le  pays  de  mes  peres  ; 
elle  a rempli  mon  cœur  ; il  ne  pour- 
rait aimer  votre  hile  comme  son 
épouse  ! Et  toi,  bon  père  Ourahou  , 
jettes  des  cendres  sur  le  feu  de  ta 
colère,  ton  fils  te  dit  la  vérité  ! Je 
vous  le  demande  , guerriers  qui  me 
regardez  d’un  air  sombre  , dont  le 
front  est  ridé  par  la  fureur , si  les 
Chippewais  vous  faisaient  esclaves, 
oublieriez-vous  vos  femmes?  épou- 
seriez-vous des  Chippewaises?  j’en- 
tends vos  cœurs  qui  me  répondent  : 
non  ! pourquoi  donc  me  forceriez- 
vous  à renoncer  <x  mon  épousé  pour 


ODÉRAHI.  i73 

prendre  une  Nadouëssise  ! Je  le 
répète  , vous  êtes  les  maîtres  de 
mon  corps  ; vous  l’avez  arraché  du 
poteau  de  mort  , vous  pouvez  l’y 
attacher  encore;  mais  mon  ame  est 
à moi  ; elle  ne  doit  compte  de  ces 
sentimens  qu’au  Grand-père  des 
hommes  ! celui  qui  renonce  à sa 
liberté  est  plus  méprisable  que  les 
animaux  qui  meurent  de  regrets 
quand  ils  l’ont  perdue. 

» Donnez  à Odérahi  le  jeune  Ta- 
tongo  pour  époux  ! il  l’aime  dans 
Son  cœur  ; il  est  brave  guerrier,  et 
bon  orateur  ; elle  sera  heureuse  dans 
sa  tente  ! N’ai-je  pas  dit  la  vérité  , 
Tatongof  tes  yeux  brillent  de  joie  ! 
prie  la  nation  de  te  la  donner  pour 
épousé  ; tu  seras  mon  frère  d’adop- 
tion ; j elèverai  tes  en  fans.  >3 

Les  Nadouëssis  se  séparèrent  en 
murmurant  : Odérahi,  penchée  dans 
les  bras  de  son  père,  se  retira  dans 
sa  tente;  elle  marchait  lentement  * 
les  yeux  couverts  par  l’une  de  ses 
mains,  et  poussant  des  soupirs  qui 
me  déchiraient  le  cœur.  Omourayou 
et  Omaira  m’emmenèrent  dans  leur 

H 3 


ï74  odéha  h i. 

lente  ; j’étais  troublé  , comme  un 
homme  qui  vient  de  commettre  un 
crime.  Un  vieillard  me  dit  : a Gnté- 
réé  , ton  refus  sera  le  père  d’un 
grand  malheur.  » 

Je  restai  quelques  jours  dans  la 
tente  de  mes  jeunes  amis  : j’étais 
triste  , comme  un  enfant  qu’une 
Européenne  a retiré  des  bras  de  la 
femme  qui  l’a  nourri  $ à chaque  ins- 
tant, j’étais  prêt  à sortir  de  leur 
tente  , pour  aller  voir  ûurahou  et 
§a  fille;  ils  me  disaient  : « N’y  vas 
pas^  il  est  encore  en  colère  contre 
toi  ! » 

Enfin  mon  cœur  l'emporta  sur 
les  conseils  de  mes  amis  ; j’allai  à 
la  tente  d’Oderahi  ; mais  quand  je 
fus  auprès,  je  n’osai  plus  y entrer  : 
j’étais  honteux,  comme  un  guerrier 
dépouillé  de  ses  armes  , qui  n’ose 
plus  rentrer  dans  la  bourgade  : j’en- 
tendis les  soupirs  d’Odérahi  ; la 
pitié  me  poussa  dans  sa  tente  : elle 
pleurait  sur  sa  natte  ; Ourahou  était 
immobile  comme  un  homme  qui 
attend  la  mort;  tous  mes  vêtemens 
étaient  auprès  de  lui  : iis  ne  levaient 


ODÉRAHI.  Î7S 

pas  les  yeux  sur  moi  ; la  douleur 
les  avait  absorbés,  je  dis  : « Oura- 
hou,  voilà  ton  fiis  ! » Odérahi  tres- 
saillit à ma  voix  ; elle  se  cacha  der-> 
rière  la  tôune  d’osier  dans  laquelle 
était  le  maïs,  et  sanglota  ; Ourahou 
me  dit  d’une  voix  sombre  : cc  Tu 
n’as  pas  voulu  être  l’époux  de  ma 
fille,  je  ne  veux  plus  être  ton  père  ! 
vas  dormir  sur  une  autre  natte , te 
chauffer  à un  autre  feu  que  le  mien  ; 
je  ne  pourrais  sentir  près  de  moi  le 
bourreau  de  ma  fille  ! » 

— Bon  père,  ces  paroles  ne  sor- 
tent pas  de  ton  cœur  ! pourquoi  me 
repousser  d’auprès  de  toi,  que  j ’aime 
comme  mon  père;  d’Odérahi , que 
j’aime  comme  ma  mère  ? je  m’a- 
dresse à la  bonté  de  ton  cœur  S les 
guerriers  m’ont  pardonné , ne  peux- 
tu  pardonner  à ton  fils  ? Depuis  que 
je  suis  hors  de  ta  tente  , la  douleur 
repousse  les  alimens  de  ma  bouche , 
éloigne  le  sommeil , et  me  presse  le 

cœur;  je  ne  suis  bien  qu'auprès  de 
toi  ! 

i - » x t 

^ Et  toi,  douce  Odérahi,  la  co- 
lère ou  la  1) aine  ne  peuvent  entrer 

«4 


i?6  ODÉRAHL 

dans  ton  ame  ; prie  ton  père  de  me 
laisser  venir  auprès  de  lui! 

" ' -Tes  paroles  percent  mon  cœur 
et  celui  de  ma  fille , n’entends-tu 
pas  ces  sanglots?  Retire-toi  ! Mais, 
écouté  auparavant  les  dernières  pa- 
roles de  celui  qui  ne  veut  plus  être 
ton  père  ! 

» lu  as  dit  à ma  nation  que  tu 
avais  dans  ton  pays  une  autre  épou- 
se; tu  as  menti  à la  nation,  tu  as 
menti  à ma  fille  ; car  toutes  tes  pa- 
roles lui  ont  dit  que  tu  n’en  avais 
pas.  Tu  l’emmenais  avec  toi  dans 
les  bois  ; elle  te  suivait  à la  chasse  ; 
ne  lui  apprenais-tu  pas  ainsi  à être 
ta  femme , ou  bien  as-tu  prétendu 
en  faire  ton  esclave?  Tu  lui  as  dit 
souvent  qu’elle  était  belle  comme 
une  fleur;  tu  lui  faisais  des  présens 
pour  qu’elle  fût  plus  belle  encore  ; 
un  fils  décore-t-il  ainsi  sa  mère?  Tu 
as  versé  toutes  tes  peines  dans  son 
cœur;  tu  semblais  lui  dire  : je  souf- 
fre , soulages  ma  douleur  ! Tu  t’es 
jeté  dans  ses  bras  ; elle  t’a  tenu 
pressé  sur  son  sein  ; elle  t’a  défendu 
contre  les  morsures  des  bourreaux, 


O D É R A H I.  177 
çt  tu  la  fait  mourir  ! Tu  appliquais 
ta  bouche  sur  sa  main  , et  tu  la 
pressais  sur  ton  cœur  ; tu  avais  fait 
graver  son  image  sur  ton  sein  ; n’é- 
tait-ce pas  lui  dire  ; « Je  t’aum'  5 je 
désire  être  ton  époux.  » D’abord 
elle  ne  t’aimait  pas  , parce  que  tu 
es  un  Homme-barbu;  mais  tu  étais 
si  malheureux  ! tu  paraissaissi  triste  ! 
tes  larmes  ont  pénétré  son  cœur  • 

r\  ée  à toi  comme  une 

femme  à l’enfant  quelle  a trouvé 
dans  les  bois;  et  lorsque  son  ame 
est  pleine  de  toi  ; lorsqu’elle  a rempli 
ses  yeux  de  ton  image , son  esprit 
de  tes  pensées  ; lorsque  son  cœur 
est  embrasé  d'amour  ; lorsqu’elle 
n existe  plus  que  pour  toi,  tu  la 
laisses  mourir.  As-tu  donc  cru  que 
ma  fille  était  insensible  comme  un 
rocher,  ou  légère  comme  l’eau  qui 
reçoit  toutes  les  images  ? C’est  sa 
tendresse  , le  désir  ardent  de  te 
rendre  heureux  qui  la  tue  : tu  dé- 
chire le  sein  de  celle  qui  t’allaitait  • 
tu  mords  la  main  qui  pansait  tes’ 
plaies.  Que  ces  Homrnes-barbus  sont 
féroces  ! un  guerrier  ne  tue  pas  les 

H 5 


j78  O D É R A H T. 

femmes,  les  enfans  de  ses  ennemis, 
et  tu  ronges  le  cœur  d’une  femme 
qui  t’aimait;  tu  l’as  déshonorée  en 
présence  de  toute  la  nation  ! T u m’as 
dit  aussi  que  tu  m’aimais  ; combien 
tu  me  trompais  ! est- ce  m’aimer  que 
de  tuer  toute  ma  famille  en  ne  vou- 
lant pas  de  ma  fille  pour  ton  épouse? 
Je  n’aurai  pas  auprès  de  moi  d’en- 
fans  qui  me  ferment  les  paupières  , 
qui  viennent  pleurer  sous  mon  ar- 
bre de  mort  ; Ourahou  mourra  sur 
une  natte  solitaire;  car  quel  est  le 
guerrier  qui  voudra  de  ma  fille  t 
Odérahi  ne  peut  en  aimer  un  autre 
que  toi  ; elle  va  mourir  ! » 

Il  mit  sa  tête  dans  ses  mains  pour 
cacher  ses  larmes , et  après  quelques 
momens  de  silence  il  dit  : 

« Toi  qui  te  prétends  si  supérieur 
aux  Hommes-rouges , apprends  cjue 
celui-là  est  méprisable,  qui  sacrifie 
deux  amis  à son  bonheur  ! Tu  ne 
veux  pas  éteindre  la  flamme  qui 
bsule  dans  ton  cœur  pour  une  autre 
femme  ! tu  n 'aimais  donc  Odérahi 
que  pour  toi,  patce  qu’elle  n’etait 
occupée  que  de  ton  bonheur  \ tu 


ODERAH  J. 

Me  renonces  pas  à ton  épouse  du 
Midi , parce  qu’elle  est  plus  belle 
qu  Odérahi  ; et  pour  avoir  auprès 
d elle  plus  de  félicité , tu  laisses  ma 
bile  étendue  sur  sa  natte.  Eh  bien, 
pais  , traverses  les  grandes-eaux  p 
\as  revoir  ta  bien- ai  niée  ! mais  en 
parcourant  (es  forêts  , regarde  les 
ourses  , elles  t'apprendront  com- 
ment tu  aurais  ciû  te  conduire  : si 
to  enleyes  un  jeune  oursin  à sa  mère, 
elle  te  poursuivra  ^ et  s'exposera  à la 
mort  pour  sauver  son  fils  : elle  ne 
pense  pas  alors  que  si  elle  meurt  f 
ses  autres  enfans  mourront  $ elles 
entend  les  cris  de  celui  qu’on  lui 
in  vit  j ils  remplissent  son  cœur  7 elle 
ne  voit  que  lui  et  le  danger  qui  le 
menace  ! tu  aurais  du  oublier  ton 
épouse  , ne  voir  de  même  que  ma 
fille  étouffée  par  la  douleur.  Ah  ï 
que  je  voudrais  que  tu  ne  fusses 
jamais  entré  dans  ma  tente  ! que 
me  restera  t ii  quand  je  n’aurai  plus 
ma  fille?  je  ne  vivais  que  par  elle, 
je  mourrai  quand  elle  ne  sera  plus  ! 
et  bientôt  le  chagrin  l'arrachera  de 
mes  bras  ! avant  que  tu  fusses  entré 

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180  ODER  A H I. 
dans  ma  tente,  elle  jouissait  d’une 
paix  profonde  ; son  aine  était  cal- 
me, comme  la  surface  d’un  lac  pai- 
sible ; mais  à présen  1 , elle  est  agitée 
comme  un  torrent  3 elle  use  son 
corps  ! ma  fille  , Famé  de  ma  vie 
dessèche  sur  mon  sein  ! la  flèche 
du  chagrin  a percé  son  ame  ; mes 
larmes  ne  peuvent  la  guérir  ! elle 
me  montre  son  cœur,  en  disant  : 
mon  mal  est  là  ! et  tu  ne  peux  le 
soulager  ! 

» Oh  ! ma  fille  ! ne  pars  pas  pour 
le  pays  des  aines  , ou  bien  emmène 
avec  toi  ton  malheureux  père  ! 

:»  Et  toi,  mon  fils,  prends  pitié  de 
■ ton  père  , prends  pitié  de  ta  jeune 
amie  ! Peux- tu  , sans  être  touché  de 
compassion  , voir  ceux  qui  t ont 
donné  la  vie , étendus  sur  leur  natte 
de  mort?  Allons  , mon  fils , sois  son 
époux  ! tu  rempliras  mon  cœur  et  le 
sien  de  plaisir»  ! Il  me  prit  la  main, 
la  serra  sur  mon  cœur , et  me  regar- 
dant avec  tendresse  : « Ce  n’est  pas 
pour  son  bonheur  , ajouta- t-il,  c’est 
pour  le  tien  que  je  te  conjure  de  la 
prendre  pour  ton  épouse  ! la  solitude 


O D É R A H I.  i8t 
tue  l'homme  , le  cœur  a besoin  d’ai- 
mer : une  femme,  des  enfans  peu- 
vent seuls  le  remplir  ! Ils  seront  ses 
soutiens  jusqu’à  la  vieillesse.  Celui 
qui  n’en  a pas  , trouve  alors  un 
grand  vide  dans  son  cœur  ; il  est 
bon  chasseur,  bon  guerrier,  habile 
orateur;  mais  il  n’a  personne  qui 
l’aime  ; l’ennui  s’asseoit  sur  sa  natte; 
ilest  Corinne  le  hibou  solitaire; il  n’a 
personne  pour  essuyer  ses  larmes; 
son  pays  même  ne  l’intéresse  pas; 
il  n’y  laissera  pas,  après  lui,  des 
enfans  dont  il  désire  assurer  le  bon- 
heur. Il  sommeille  dans  la  mort, 
long- temps  avant  de  partir  pour  le 
pays  des  aines. 

» Ciel  ! tu  restes  immobile  ! tu 
ne  me  réponds  pas  ! Va-t’en  de  ma 
tente,  homme  féroce,  ta  présence 
me  tue  î ton  cœur  est  plus  dur  que 
celui  des  ourses  qui  ne  dévorent 
pas  leurs  parens.  J’ai  nourii  un  ser- 
pent dans  ma  tente  ; il  a piqué  ma 
fille  au  cœur , elle  va  mourir  ! » 

Il  cacha  son  visage  dans  ses  mains; 
la  honte  et  lesremords  me  chassèrent 
de  sa  tente  ; je  retournai  dans  celle 


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182  O D E R A H I. 

de  mes  amis  ; mais  je  ne  pus  y res- 
ter , je  brûlais  du  désir  de  revoir 
Gdérahi  : 

Omourayou  m’avertit  que  son 
père  était  allé  dans  les  bois  ; je  me 
glissai  dans  sa  tente  : Odéralii  était 
immobile  sur  sa  natte  ; ses  pleurs 
tombaient  sur  ses  mains  : je  me 
plaçai  devant  elle  , et  lui  dis  : 

c<  B<  mne  mère , voilà  ton  fils  ! 

— Cruel  bon-arni  , combien  tu 
m’as  trompée  ! que  tu  me  fais  de 
mal  ! j’étais fière  de  t’aimer  ; je  disais 
à mes  compagnes  : avez-vous  un 
ami  aussi  beau  , aussi  brave  que  le 
mien?  Non  ! disaient-elles.  J’espé- 
rais être  ton  épouse  , et  boire  avec 
toi  le  plaisir  jusqu’au  moment  où 
nous  partirions  ensemble  pour  le 
pays  des  âmes  ! mais  tu  ne  veux 
pas  que  je  sois  ton  épouse  : mon 
cœur  sera  rongé  par  le  chagrin  jus- 
qu’à ce  que  la  mort  m’étouffe  da^is 
ses  bras.  Je  la  sens  ! elle  est  assise 
sur  ma  natte  « son  souille  brûle  , 
énerve  tous  mes  membres  ! Oui  ! 
puisque  je  ne  puis  être  ton  épouse, 
je  vais  partir  pour  le  pays  des  aines  ; 


ODÉRAHI.  i83 

j’attendrai  que  la  tienne  vienne  m’y 
consoler  ! même  auprès  du  Grand- 
père  des  hommes,  je  ne  serais  pas 
heureuse  sans  toi  ! mon  ame  errera 
triste  et  solitaire  dans  la  prairie  que 
ma  nation  y habite,  jusqu’à  ce  que 
tu  viennes  me  rejoindre;  je  regar- 
derai toutes  les  âmes  qui  arriveront 
pour  voir  si  la  tienne  est  parmi 
elles  ; et  lorsque  je  la  reconnaîtrai , 
la  mienne  tressaillera  de  joie.  Jus- 
que-là je  serai  affligée 9 comme  une 
mère  qui  ayant  perdu  tous  ses  en- 
fans  , en  rencontre  quelques-uns  ; 
ceux  qu/elle  a perdus  lui  causent 
plus  de  regrets  que  ceux  qu'elle  re- 
trouve ne  lui  donnent  de  plaisir. 

J’avais  ouvert  mon  cœur  à l’a- 
mour , il  m’avait  donné  une  vie 
nouvelle  ; une  douce  flamme  em- 
brasait mon  ame  : j’étais  comme 
une  fleur  qui,  dès  les  premiers  jours 
du  printemps  , s’ouvre  aux  rayons 
du  soleil  ; mais  le  vent  la  flétrit  9 
et  le  voyageur  qui  la  voit  desséchée , 
se  dit  ? quoi  ! c’est  là  cette  fleur  si 
belle  ! Ton  refus  a flétri  mon  atnej 
je  dessèche , et  bientôt  ceux  qui  pas- 


î84  O D É R A H I. 

seront  près  de  moi  se  diront  : quoi  ! 
c’e$t-là  la  belle  Odérahi  ! 

Mais  pourquoi  donc  viens-tu 
t’asseoir  sur  ma  natte?  tu  ne  veux 
pas  être  mon  époux  , tu  ne  dois  pas 
rester  dans  ma  tente.  Est-ce  pour 
voir  couler  mes  larmes  , pour  en- 
tendre mes  soupirs  ? les  sanglots 
cl  une  jeune  fille  éplorée  charment- 
ils  tes  oreilles?  Laisse- moi  mourir 
en  paix  sur  ma  natte  ; je  te  dis 
l’adieu  de  mort  ! 

— Oclérahi  , pourquoi  veux  - tu 
prendre  pour  époux  un  guerrier 
dont  le  cœur  est  dévoré  par  le  cha- 
grin ! la  flamme  de  l’amour  ne  peut 
plus  1 embraser  ; il  ne  répondrait 
pas  a tes  caresses  ! tendre  amie  , je 
craindrais  de  te  faire  partager  mon 
malheureux  sort*  un  mauvais  génie 
s’est  attache  a moi  • je  suis  son 
esclave  ; il  se  plaît  à me  voir  pleu- 
rer , et  boit  mes  larmes  : s’il  te 
voyait  assise  sur  ma  natte  pour  te 
rendre  heureuse  , il  te  frapperait 
aussi  ; tu  dois  me  fuir  ! » 

OJérahi  me  répondit  avec  feu  : 
€< J’aurais  partagé  ton  sort;  je  me 


0 D E R AH  I.  18 5 

serais  mise  devant  toi  pour  détour- 
ner  ses  coups  ; je  t’aurais  soutenu  : 
réunis  par  l’amour,  nous  aurions 
été  plus  forts  contre  la  douleur  ! 
mais  tu  ne  m’entends  pas  : « Va-t’en 
donc , ta  présence  me  fait  trop  souf- 
frir ! je  suis  comme  un  prisonnier 
abandonné  dans  les  bois  ; il  meurt 
de  faim  au  pied  de  l’arbre  chargé 
de  fruits  auquel  on  Ta  attaché. 

— Bonne  mère, mon  cœurnepeut 
te  quitter;  il  s’attache  à toi,  comme 
lin  enfant  que  l’on  veut  enlever  à 
sa  mère  : il  passe  ses  bras  autour 
de  son  col,  croise  ses  jambes  au- 
tour de  son  corps  pour  s’attacher  à 
elle.  » 

Odérahi  cacha  son  visage  dans 
ses  mains  ; après  un  long  silence  , 
la  douleur  égarant  son  esprit,  elle 
me  dit  : 

« Ah  te  voilà , bon-ami  ! où  as-tu 
donc  ete  si  long  temps,  pourquoi 
quiîtes-tu  ton  Oderahi  f tu  ne  veux 
plus  la  voir,  parce  quelle  pleure 
sans  cesse  ! Ah  !. je  t’en  prie,  bon- 
ami,  restes  auprès  de  moi,  jusqu’à 
ce  que  je  parte  pour  le  pays  des 


\ 

386  ODÉRAHL 

arnes  : car  je  mourrai  bientôt,  je  le 
sçns  à mon  cœur  ! 

— Bonne  mère  , viens  plutôt 
avec  moi  dans  les  bois  pour  te  dis- 
traire ! 

- — Que  j’aille  avec  toi  dans  les 
bois  ! Non  ! non  ! tu  11e  veux  pas 
que  je  sois  ton  épouse  , je  ne  dois 
pas  te  suivre  ! 

Avant  que  tu  m’eus  dit  que  tu 
îie  voulais  pas  de  moi  pour  ton 
épouse  , j’aimais  à t’accompagner 
dans  les  bois  : quelquefois  des  épines 
me  déchiraient  les  pieds  , je  me 
disais  : courage  Odérahi  , tu  ap- 
prends à être  son  épouse  ! j’étais 
forte  , parce  que  l’espérance  me 
soutenait  ; mais  à-présent , je  ne 
pourrais  plus  marcher  : je  m’asseoi- 
rais au  pied  d’un  arbre  pour  pleurer, 
comme  une  femme  qui  a perdu  son 
époux  : je  ne  pourrais  chasser  le 
chagrin  ; il  est  là  , dans  mon  cœur  ! 
il  le  ronge,  jusqu’à  ce  que  le  Grand- 
être  nie  rappelle  à lui  ! 

— Douce  Odérahi,  tu  veux  donc 
me  quitter  ; tu  veux  quitte1’  ton  père, 
et  nous  faire  inouï  ir  de  ta  mort? 


ODÉRAHI.  j87 

Que  ferons-nous  quand  tu  ne  seras 
plus  auprès  de  nous?  qui  allumera 
le  feu  de  nos  tentes  ? qui  préparera 
les  viandes  que  nous  étions  accou- 
tumés à recevoir  de  ta  main  ? qui 
éclaircira  le  ciel  orageux  de  nos 
pensées?  Je  suis  triste,  jusqu’à  la 
mort,  de  ne  pouvoir  être  ton  époux  ; 
mais  ne  puis-je  conserver  en  toi  une 
sœur,  une  amie  ? 

— Ah!  bon-ami,  tu  ne  connais 
pas  toute  la  force  du  cœur  d’une 
femme  qui  aime  ! Que  je  sois  ton 
épouse  ou  ton  esclave,  peu  m’im- 
porte, si  je  reste  auprès  de  toi  ! tes 
malheurs  m’ont  touchée  ; je  m’at- 
tache à toi,  comme  le  chien  à son 
maître  ! dans  ton  chagrin  tu  me 
repousseras,  mais  je  reviendrai  au- 
près de  toij  je  dompterai  et  chas- 
serai la  mort , pour  que  tu  ne  restes 
pas  seul  dans  ta  vieillesse  : je  ne 
partirai  qu’après  toi  pour  le  pays 
des  âmes  ; et  lorsque  j’y  arriverai, 
je  dirai  a mes  parens  : j’aimais  un 
guerrier  qui  , ayant  une  épouse 
dans  son  cœur,  n’a  pu  me  donner 
sa  loi  y mais  je  suis  restée  sur  sa 


. 


i88  O D É R A H I. 
natte  pour  éloigner  le  chagrin  : j’ai 
prépare  sa  nourriture 5 j’ai  conservé 
à la  nation  un  bon  guerrier  3 à-pré- 
sent qu  il  ne  vit  plus  , je  viens  le 
rejoindre  dans  le  pays  des  aines. 
Mes  parens  me  répondront  , cela 
est  bien  ! 

* f 

■ — Üdérahi,  tes  paroles  me  ravis- 
sent ! oui  ! conserves- toi  pour  mon 
bonheur  ! pour  celui  de  ton  père  ! 
Mais  j’entends  le  bruit  des  rames  ! 
il  va  rentrer  ! prie  le  Grand-être  de 
jeter  des  cendres  sur  le  feu  de  sa 
colère  ! — Oui  ! et  je  le  prierai 
aussi  de  te  donner  un  cœur  pour 
Odérahi  ! 

J’allai  dans  la  forêt  méditer , à la 
sombre  clarté  des  étoiles,  les  paroles 
d’Odérahi  : la  nature  était  calme  ; 
mon  esprit  se  plongea  dans  de  tristes 
réflexions  sur  la  rigueur  du  sort  qui, 
non  content  d’entourer  l’homme  de 
mille  dangers  , attache  son  existence 
à celle  des  objets  qu’il  aime  , et  les 
renverse  du  même  coup;  une  voix 
lente  et  lugubre  me  fit  tressaillir  ; 
elle  répéta  trois  fois  : cc  Ontéréé  ! 
Ontéréé  ! le  Grand-être  t’ordonne 


ODÉRAHI.  189 

d epouser  Odérahi.  « Une  lueur  ra- 
pide éclaira  , pour  un  instant,  la 
foret  , et  me  fit  entrevoir  une  ombre 
fugitive  qui  disparut  dans  les  ténè- 
bres. Le  trou  bie  de  mon  esprit  passa 
dans  mon  cœur,  jusqu’à  ce  nue  je 
pensai  que  c’était  une  ruse  em- 
ployée par  quelques  jongleurs, dont? 
la  tendre  et  superstitieuse  Omaïra 
avait  employé  le  secours  pour  son 
amie.  Souvent  cette  voix  me  pour- 
suivit dans  les  bois  , lorsque  j’y 
errais  avec  ma  douleur.  Une  autre- 
fois je  fus  attire  vers  un  endroit  par 
un  éclat  extraordinaire , et  trouvai 
au  pied  d un  arbre  , entouré  de 
vers-luisans , le  corps  d’une  colombe* 
dont  le  sein  était  ensanglanté  : on 
avait  gravé  sur  l’écorce  de  l’arbre 
le  profil  d une  jeune  femme  , dont 
le  cœur  était  percé  d’une  flèche  ,* 
pour  m’indiquer  qu’Odérahi  mour- 
rait bientôt,  si  je  ne  l’épousais  pas. 
Ces  ruses , employées  avec  adresse  et 
succès  pour  tromper  les  incrédules 
sauvages  , 11e  pouvaient  agir  sur 
mon  esprit,  mais  elles  faisaient  sur 
mon  cœur  une  impression  profonde. 


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O D E R A H I. 


Lorsque  je  rentrai  dans  la  tente 
d’Oman  a , je  la  trouvai  prête  de 
donner  un  enfant  à mon  ami,  qui 
Sautait  de  joie  autour  de  son  épouse. 
...  Elle  déposa  doucement  son  fils 
sur  sa  natte,  sans  jeter  un  cri  ! la 
nature  épargne  les  douleurs  à ceux 
qui  suivent  ses  lois  : Omaïra  se  leva 
sw  le  champ , et  nous  allâmes , selon 
l’usage  , offrir  l’enfant  au  grand- 
fleuve  , et  le  laver  dans  ses  eaux. 
Tous  les  amis  des  jeunes  époux  vin- 
rent à la  fête  , excepté  Odéralii  , 
que  la  douleur  retenait  dans  sa 
tente. 

Mais  quelques  jours  après,  pen- 
dant qu’Omourayou  était  allé  à la 
chasse,  je  vis  à travers  les  arbres 
Odérahi  s’avancer  vers  notre  tente  : 
elle  était  triste,  et  paraissait  avoir 
oublié  ses  dernières  résolutions. 
J'avertis  Omaïra,  et  me  cachai  der- 
rière les  tonnés  de  riz. 

Odérahi  s’assit  auprès  de  son 
amie  , dont  l’enfant  donnait  à côté 
tLelle,  « Que  tu  es  heureuse , dit- 


O D Ê R A H I.  Î91 

elle  d’une  voix  animée , tn  as  reçu 
sur  ta  natte  le  guerrier  que  tu  ai- 
mais! à- présent  que  tu  as  un  enfant, 
toute  Omaïra  n’est  que  plaisir  ! 
Tu  le  manges  de  caresses  ! quelle 
Yolupté  pour  toi  de  sentir  ton  lait 
sortir  de  ton  sein  pour  se  répandre 
dans  ses  veines  ! Le  bruit  de  ses 
lèvres  avides  te  plaît  mieux  que  le 
chant  des  oiseaux  : pour  moi , je 
sèche  comme  une  fleur  que  le  soleil 
brûle  , et  que  la  rosée  ne  rafraîchit 
pas.  Beaucoup  de  guerriers  sont 
venus  s’asseoir  sur  ma  natte;  mais 
celui  que  j’aime  ne  veut  pas  de  moi 
pour  son  épouse  : Odérahi  ne  don- 
nera jamais  d’enfans  à sa  nation  ! 

» Vois  donc , Omaïra  ! ton  fils  me 
tend  les  bras,  il  me  prend  pour  sa 
niere  ! Non  ! non  ! tu  te  trompes  ! 
mes  mamelles  seront  toujours  ari- 
des;  je  ne  puis  te  donner  à boire 
que  mes  pleurs  ! Chère  Omaïra, 
nous  ne  pourrons  jamais  changer 
nos  en  fans  ; toi  nourrir  le  mien  , et 
moi  nourrir  le  tien  .pour  qu’ils  s’ai- 
ment en  frères,  qu’ils  nous  chéris- 
sent toutes  deux  comme  leurs  mères» 


ï92  odérahi. 

Non  ! Oderahi  ne  donnera  jamais 
d’enfans  à sa  nation  ; quelle  honte 
pour  elle  ! que  de  regrets  ! Si  la 
douleur  ne  m’étouffe  pas  , si  les 
mauvais  génies  me  laissent  vivre  ; 
je  vieillirai  dans  une  tente  solitaire } 
je  serai  méprisée  comme  une  sor- 
cière , dont  tous  les  enfans  de  la 
cabane  se  moquent,  parce  qu’elle 
n’a  personne  qui  la  fasse  res- 
pecter.. 53 

Elle  cacha  son  visage  dans  ses 
mains , et  dit  en  pleuran  t : « Bientôt 
tu  verras  Odérahi  étendue  sur  sa 
natte  de  mort  ! peut-être  alors  le 
guerrier  qu’elle  aimait , poussé  par 
le  repentir,  viendra-t-il  s’y  asseoir; 
mais  il  n’y  trouvera  plus  qu’un  ca- 
davre : il  pleurera  sur  moi , et  ses 
larmes  ne  me  réveilleront  pas  » 

Les  paroles  cl’Odérahi  perçaient 
mon  cœur  comme  des  traits  de  feu  ; 
je  lui  dis  ,en  sortant  de  ma  retraite  : 
<c  Pourquoi  ne  veux-tu  pas  prendre 
Tatongo  pour  époux  F i!  est  brave 
et  d’un  caractère  doux.  — Bon-ami , 
je  te  croyais  d’un  bon  cœur  ; est-il 
plus  dur  que  celui  d’un  lroquois 

qui 


O D É R A PI  i:  ï93 

qui  a laissé  un  esclave  attaché  à.  un 
atbie,  lui  montre  de  loin  des  fruits, 
et  lui  dit,  en  se  moquant  de  lui  : 
« Pourquoi  ne  manges-tu  pas  ? » Si 
tu  ne  peux  m’aimer  , prends  du 
moins  .pitié  de  celle  que  tes  refus 
font  mourir  ! Si  tu  voyais  une  jeune 
femme  en  pleurs  , tu  chercherais  à 
la  consoler  , et  tu  irrites  mes  cha- 
grins ! Tu  rne  parles  sans  cesse  du 
jeune  Tatongo  ; tes  paroles  me  dé- 
chirent, tu  sais  que  je  n’aime  que 

toi  ! si  tu  me  dédaignes,  laisse -moi 

du  moins  mourir  en  paix  sur  ma 
natte  !.  . 

Mes  paroles  sont  dures  , comme 
celles  d’un  guerrier  en  colère  ; pau- 
vre bon  ami , elles  t’affligent  ; je  t’en 
demande  pardon  ! la  douleur  égare 
mon  esprit  $ mais  ne  t’ai-je  pas  dit 
mille  fois  que  mon  cœur  était  plein 
de  toi  ! comment  pourrai-je  épouser 
un  autre  guerrier  ? Si  tu  ne  peux 
m aimer  comme  ton  épouse,  parce 
que  bien  aimée  a laissé  son  image 
dans  ton  esprit , son  ame  dans  la 
tienne  , Odérahi  ne  peut  aimer 
qu  Ontéréé , parce  que  son  ame  est 


lit  >'!'  • 


j94  O D E R A H I. 
remplie  de  la  sienne. . . Je  sens  que 


je  meurs  ; mais  je  veux  te  donner 
tous  les  instans  tle  ma  vie.  Si  j’étais 
l’épouse  d’un  autre  guerrier,  je  ne 
pourrais  plus  préparer  ta  nourri- 
ture, m’asseoir  dans  les  bois  auprès 
de  toi  ! et  pourrai- je  te  voir  errer 
seul  dans  les  forêts  , comme  un  père 
qui  n’a  plus  d’en  fans  ; me  chercher 
dans  les  retraites  où  nous  nous 
asseyons,  pour  me  dire  toutes  les 
paroles  qui  se  seraient  accumulées 
dans  ton  cœur  ! Non  ! je  veux  rester 
auprès  de  toi  jusqu’au  moment  où 
je  partirai  pour  le  pays  des  âmes  ! 
j’ai  appelé  la  mort , elle  vient  a pas 
lents  \ je  voudrais  à* présent  !a  chas- 
ser pour  rester  à côté  de  Bon-ami  ; 
mais  elle  ne  veut  plus  retourner  sur 
ses  pas.  Tu  as  perdu  bieruaimée  , et 
tu  vis  encore , parce  que  tu  es  fort 
comme  un  guerrier  ; j'ai  perdu  mon 
époux,  et  je  meurs,  parce  que  je 
suis  faible,  comme  une  femme  qui 
aime  y mon  cœur  s était  attache 
au  tien  , comme  une  vigne  flexi- 
ble à un  arbre  qu’elle  embrasse  de 
ses  rameaux  : tu  me  détachés  de 
tç>ij  je  rampe  sur  la  terre,  comme 


; ODÉRAIU  i95 
la  vigne  séparée  de  son  appui.  Je 
le  sens  à mon  cœur  ! je  rdai  pas 
beaucoup  de  lunes  à vivre  , mais  je 
veux  les  passer  auprès  de  bon- ami  ; 
et  lorsque  mon  ame  aura  quitté 
mon  corps  5 elle  brûlera  toujours  des 
mêmes  feux  : mes  derniers  regards 
s'arrêteront  sur  toi,  comme  ceux 
d’un  jeune  guerrier  qui  quitte  sa 
nouvelle  épouse  , pour  aller  à la 
guerre;  il  ne  cesse  de  se  retourner, 
jusqua  ce  que  l’espace  la  lui  dé- 
robe* . . . Peut  être  n’aimes- tu  pas  à 
voir  toujours  a tes  côtés  une  femme*  * 
en  pleurs  ; mais  c'est  toi  qui  les  fais 
couler  : si  tu  rencontrais  dans  les 
boîsune femme  percée  d’une  flèche, 
tu  la  soutiendrais  dans  tes  bras  , tu 
écouterais  scs  dernières  paroles;  tu 
recevrais  son  dernier  soupir  : ne 
peux- tu  recevoir  celui  de  la  triste 
OJérahi  P :»  > - 

Omafra , vivement  touchée  de  la 
douleur  de  son  amie,  me  dit  : 

« Tes  yeux  peuvent  ils  voir,  sans 
que  tu  sois  attendri , les  yeux  d’O- 
der a hi  baignes  de  pleurs?  son  sein, 

palpitant  ne  peut - il*  amollir  toii 

la 


î96  O DÉ  R À HI. 

cœur  ? cependant  , il  n’est  pas  dur 
comme  celui  d’un  lroquois.  Je  t’en 
conjure  par  l’amitié  que  tu  as  pour 
moi , par  les  liens  qui  t’unissent  a 
mon  époux  ; je  t’en  conjure  par  le 
Grand  être  , ne  laisse  pas  mourir 
Odérahi  ! Si  je  ne  la  voyais  plus, 
le  chagrin  tarirait  mes  mamelles  , 
et  mon  enfant,  le  fils  de  ton  ami , 
périrait  auprès  de  moi  ! Je  t en  con- 
jure au  nom  de  son  père , qui  mour- 
rait avec  lui  ; au  nom  de  toute  la 
nation  dont  Odérahi  est  le  plus  bel 
ornement  ! Que  faut- il  donc  faire 
pour  t’attendrir?  si  je  te  voyais  dans 
le  danger , je  m’exposerais  à la  mort 
pour  te  sauver  ; je  ne  verrais  plus 
mon  époux  , mon  enfant  ni  mon 
amie  ; je  ne  verrais  plus  que  toi 

f>rêt  à périr  : je  me  placerais  devant 
a flèche  qui  volerait  à ton  cœur  ! 
Fermes  de  meme  tes  yeux  à ta  pa- 
trie , à ta  bien- aimée , ne  vois  qu  O- 
dérahi  prête  à mourir  ! 

. » Est-ce  que  tes  pèr;es  ne  t’ont 
pas  dit  qu’il  fallait  tout  sacrifier 
pour  sauver,  un  ami;  que  telle  est 
la  volonté  du  Grand-père  des 
hommes  ! 


» 


O D E R À H I.  397 

>3  Allons  , que  ton  cœur  s’ouvre  à 
la  pitié  ! chasse  la  mort  de  la  natte 
d'OJérahi  ! rie  tue  pas  en  elle  la 
famille  d’Oürahou  , celle  de  ton 
ami;  elle  est  Parne  de  ces  deux  fa- 
milles ! Si  mon  enfant  pouvait  par- 
ler , il  te  tendrait  les  bras , en  te 
conjurant  de  ne  pas  faire  mourir  sa 
seconde  mère  ! 

33  Ya  donc  au  milieu  de  la  place 
publique,  appelle  les  chefs  , et  dis- 
leur : je  veux  être  Pépoux  d’Odé- 
rahi  : >3 

- Elle  versait  des  larmes  abondan- 
ces 0 lorsqu’Oorahou  entra  dans  la 
tente  : cc  Ma  fille,  dit- il,  pourquoi 
me  laisses-tu  seul  sur  ma  natte  r sou- 
tiens ton  pauvre  père  ! il  succombe 
sous  le  poids  de  Sa  douleur  , comme 
un  vieux  arbre  que  les  vents  ont  ren- 
versé. » 


Elle  sortit  avec  son  père,  je  dis 
à sa  jeune  amie  : 

4 cc  Tes  paroles  sont  descendues 
clans  mon  cœur , elles  y retentissent  ; 
je  vais  attendre  que  ton  mari  soit 
de  retour , nous  les  méditerons  en- 
semble, » 

13 


39S  ODERAHI. 

Omourayou  revint , et  je  lui  dis  : 
«c  Je  m’adresse  à la  sagesse  de  ton 
esprit,  écoute  mes  paroles  : 

» J’ai  vu  les  yeux  d’Odérahi  rouges 
de  pleurs , son  sein  palpitant , et  son 
père  courbé  sous  le  poids  de  la  dou- 
leur 5 j’ai  vu  ton  épouse  verser  des 
larmes  sur  sa  malheureuse  amie  ; ce 
spectacle  a changé  mon  cœur , je  ne 
veux  pas  qu’Odérahi  meure  sur  sa 
natte  , que  son  père  parte  avec  elle 
pour  le  pays  des  âmes  3 je  désire  la 
prendre  pour  épouse.  7 

— Tes  paroles  , mon  ami  , sont 
plus  agréables  pour  moi , que  ne  le 
furent  celles  d’Omaïra , lorsqu’elle 
me  dit  qu’elle  m’aimait  ! Mais  un 
nuage  trouble  ma  joie;  as-tu  donc 
oublié  que  tu  as  offensé  ton  père  et 
toute  la  nation?  Comment  pourras- 
tu  éteindre  leur  colère  ? il  faudrait 
que  tu  devinsses  un  homme  nou- 
veau ; il  n’y  a que  la  victoire  qui 
puisse  te  changer  ainsi  à nos  yeux. 

— Tes  paroles  sont  douces  comme 
le  miel  pour  mon  cœur  aigri  par  le 
chagrin;  va  mettre  ce  baume  sur  les 
plaies  d’Odérahi  et  de  son  père  ! 


O D È R A H I.  1 99 

- — Nous  allons  partir  pour  la 
grande  chasse  , qui  amène  presque 
toujours  la  guerre  ; cache  jusque-là 
ton  projet  : si  tu  tombais  sous  le 
casse-tête  , Odérahi  , trompée  par 
l’espérance,  périrait  de  douleur. 

Nous  partîmes,  en  effet,  pour  la 
chasse  ; je  laissai  Odérahi  triste  et 
languissante  sur  sa  natte  : lorsque 
nous  fûmes  arrivés  au  lac  la  Pluie , 
une  troupe  de  Chippevais  se  réunit 
à nous , pour  chasser  à l’ombre  de 
l’arbre  de  la  paix.  Un  de  nos  chas- 
seurs blessa  un  chevreuil  qu’il  pour- 
suivait , lorsqu’un  chasseur  Chippe- 
wais  le  tua,  et  ne  voulut  pas  le  lui 
rendre,  malgré  l’usage  ; il  poussa  le 
cri  de  guerre  ; les  jeunes  gens  se 
rassemblèrent  autour  de  moi.  Après 
avoir  mis  en  fuite  les  Chippewais  , 
peu  nombreux  , nous  allions  atta- 
quer leur  plus  proche  village,  lors- 
que nous  rencontrâmes  une  troupe 
dé  vieillards  qui  nous  offrirent  le 
rameau  de  paix  (i).  La  joie  le  fit 
fleurir  dans  mon  cœur;  je  le  portai 

( 0 Branche  Je  wampum. 


/ 


200  O D E R A H T. 

à la  tente  des  vieux  chefs,  qui  le 
reçurent,  et  donnèrent  des  présens 
aux  députés.  Je  rentrai  sur-le-champ 
dans  !a  tente  de  mes  amis,  qui  allè- 
rent chercher  mon  père,  et  lui  di- 
rent : ce  Voilà  ton  fils  ! c’est  un 
homme  nouveau  : il  a soutenu  l’ar- 
bre de  la  paix,  il  peut  être  l’époux 
de  ta  fille  ! — Oui , bon  père  , je 
veux  être  l’époux  d’Odérahi , afin 
que  vous  ne  mouriez  pas  ; car  je 
vous  aime  dans  mon  cœur  ! 

— Que  tes  paroles  sont  douces  ! 
ma  fille  ne  mourra  pas  ! tu  me  fais 
boire  le  plaisir  (il  dansait  autour 
de  moi),  « car  ma  fille  desséchait, 
brûlée  par  le  feu  de  l’amour  ; tes 
paroles  vont  rafraîchir  son  cœur  ! 
Viens  avec  moi  verser  ce  baume 
dans  son  cœur  ! mais  prends  garde 
que  la  joie  ne  la  tue  plus  promp- 
tement que  la  douleur  ! Hélas  ! je 
crains  bien  qu’elle  ne  puisse  plus 
entendre  tes  paroles  , que  son  cœur 
ne  puisse  plus  recevoir  le  plaisir  : 
depuis  si  long  temps  le  chagrin  la 
desséche  ! Oh  ma  pauvre  fille  ! si 
tu  ne  pouvais  plus  vivre  pour  moi  ! 


TgjrtH....»  ■wrrivrr 


O D É R A H ï!  soi 
Grand-père  des  hommes  ! arrête  tes 
regards  sur  Odérahi  ! sur  celle  que 
tu  te  plus  à rendre  semblable  aux 
bons  esprits  ! que  ton  souille  puis- 
sant la  ranime  ; que  le  feu  de  tes 

yeux  rallume  dans  son  sein  laflamme 

de  la  vie  ! >:> 

Je  suivis  Ourahou  ; il  me  dit  : 
« La  vue  de  ma  fil ie  va  percer  ton 
cœur  ! peut-etre  ne  la  reconnaîtras- 
tu  pas;  le  chagrin  l’a  desséchée  ! 
ses  larmes  ont  brûlé  ses  joues  ; il 
n’y  a que  ses  yeux  qui  brillent  en- 
core du  feu  de  la  tendresse  ; toute 
son  aine  y respire.  Prends  courage, 

mon  fils  ! combien  je  t’aimerai  ! tu 

auras  donné  la  vie  a toute  ma  fa- 
mille , à moi  même  : il  est  si  dur 

pour  un  père  de  voir  sa  fille  mourir 
dans  ses  bras  ! » . : 

Nous  entrâmes  sans  bruit  dans  la 
tente  d’Odérahi  : elle  était  endormie 
sursa natte;  je  me  plaçai  près  d’elle, 
et  pris  doucement  sa  main  que  je 
baisai  , en  la  baignant  de  larmes  * 
Car  la  vue  de  son  visage  , de  son 
sein  flétris  par  le  chagrin',  déchirait 

mon  coeur , comme  celui  d’une  mère 

I 5 


ï , 


i 


£02  ^ ODER  AII  I. 

qui  voit  étendu  sur  la  terre  , son  fils 
percé  d’une  flèche. 

Mes  sanglots  la  ré  veillèrent  :«  Ah  ! 
te  voilà  ! dit- elle  dune  voix  trem- 
blante, ta  vue  verse  le  plaisir  dans 
mon  cœur  : tu  aurais  bien  dû  ne 
pas  me  quitter.,  je  n’aurais  pas  eu 
tant  à souffrir  î 

— Douce  Odérahi , ton  père  et 
ton  ami  viennent  verser  le  baume 
de  la  joie  sur  les  plaies  de  ton  cœur  j 
y appliquer  des  plantes  fraîches 
pour  le  guérir.  Je  suis  un  homme 
nouveau  ; j’ai  soutenu  l’arbre  dç  la 
paix  ; j’en  ai  cueilli  des  feuilles  pour 
les  poser  sur  ton  amc  irritée  par 
mon  refus. 

— Bon-ami:  î jamais  mon  cœur  n’a 
dîé  aigri  contre  toi  : je  t’amie  , et  la 
femme  qui  aime  se  laisse  tourmenter 
par  son  ami  sans  se  plaindre,  comme 
l’orignal  qui  verse  dès  pleurs  au  lieu 
de  se  défendre.  » 

Omourayou  et  son  épouse  entrè- 
rent dans  la  tente, et) lui  dirent  : 

Odérahi,  réjouis- toi  î voilà  ton 
ami  ! le  père  des  hommes  a changé 
&on  cœur  j il  a quitté  l écorce  du 


r-.V-'v; 

^ V _ V . -v*"  * ' ;i  v‘  ~ ■ ' 




■ODÊRAH I.  - ao3 

Nord  , pour  se  vêtir  de  celle  du 
Méchassipi. 

- — Oui , douce  Oclérahi , je  l’ai 
quittée  pour  que  la  douleur  ne  te 
tuât  pas  ! hâte  toi  de  te  lever  de 
dessus  ta  natte  ! O naïra  te  conduira 
à la  tente  du  malade  $ l’ean  jetée 
sur  les  pierres  roupies  au  feu , fera 
sortir  de  ton  corps  le  mal  qui  te 
tourmente  ; tu  renaîtras  comme  une 
fleur  , et  le  bonheur  viendra  s’as- 
seoir avec  moi  sur  ta  natte. 

# — Bon-  ami , tu  fais  couler  le  plai- 
sir avec  trop  d’abondance  dans  mon 
cœur  ; il  me  suffoque,  il  trouble  mes 


>z> 


Elle  garda  quelque  temps  le  si- 
lence , pour  méditer  mes  paroles, 
puis  se  ranimant,  elle  essaya  de  se 
tenir  debout  5 me  prit  la  main  et 
me  dit  : * Comment  , bon-ami , tu 
peux  donc  oublier  ton  épouse  du 
îsord?  tu  es  un  homme  nouveau 
tu  pourras  donc  être  l’époux  d’O- 
dérahi ? ^ 

Je  lui  répondis  par  un  sourire. 

« Ton  cœur  est  bon  corn  ue  celui 
du  Grand-père  des  hommes  ; niais . 

I 6 


'v  -4-  -•  . 


'■j'T'yK-' 


ao 4 O D É R A H î. 

bon-ami,  je  ne  veux  pas  que  tu 

/i/k  •»•  • / 1 f • 


effaces  bien-aimée  de  ta  mémoire; 
faisdà  venir  sur  les  bords  du  grand- 
fleuve  ; je  Tairneraicomme  ma  sœur, 

et  nous  serons  toutes  deux  tes 

* 

épouses.  >5 

Ses  forces  l'abandonnèrent , elle 
se  laissa  tomber  sur  sa  natte  , et  la 
plus  vive  douleur  se  peignit  sur  son 
pâle  visage  : elle  ajouta  d’une  voix 
presque  éteinte  : 

c<  Car  si  tu  n’avais  que  moi  pour 
épouse  , ta  natte  serait  bientôt  soli- 


ODERA  H I.  - 20  5 

très  m’y  recevront  dans  leur  tente  , 
je  leur  dirai  : « J’étais  l’épouse  d’un 
brave  guerrier  ; mais  la  mort  m’a 
tuée  avant  que  j’eusse  des  enfans  ! » 
Omourayou  revint  avec  les  plan- 
tes qu’il  venait  de  cueillir  : Omaïi a 
en  exprima  le  jus , et  le  présenta  à 
son  amie. 

ce  Je  veux  bien  , dit-elle , boire 
ce  breuvage  pour  plaire  à bon-aini  j 
mon  corps  vivra  encore  aujourd’hui, 
peut-être  demain  ; mais  mon  cœur  le 
tuera  bientôt  : c’est  lui  qui  est  blessé, 
vous  ne  pouvez  le  guérir  ! » 

Son  sang  agité  égara  son  esprit  ; 
tantôt  elle  disait  : « Préparez  donc 
mes  nattes , mes  tresses , tous  mes 
ornemens;  et  toi,  bon-ami,  habille- 
toi  en  jeune  guerrier  ! Allons,  mon 
père,  peins -toi  de  couleurs  nou- 
velles , je  vais  me  lever  ; nous  irons 
dans  la  place  $ je  dirai  à bon-ami  : 
je  veux  être  ton  épouse  ! il  me  ré- 
pondra: je  veux  être  top  époux  ! et 
mon  cœur  boira  le  plaisir  ! » 

_ Le  petit  enfant  d’Omaïra  dormait 
sur  une  natte  ; elle  me  dit  : « Bon- 
ami  ; pourquoi  laisses-tu  notre  fils 


■ • - - . - ’> 


206  O D Ê R A H I. 

dormir  si  long-temps  ? apporte-lè 
moi-,  que  je  lui  présente  mes  ma- 
melles, » Nous  versions  des  larmes, 
elle  ajouta  : « La  douleur  égare  mon 
esprit  ! Je  suis  assise  sur  la  natte  de 
mort  , je  ne  me  lèverai  pas  pour 
aller  avec  toi  te  dire  : « Je  veux  être 
ton  épouse  ! » 

Ses  forces  l’abandonnèrent  5 elle 

}>arut  plongée  dans  le  sommeil  de 
a mort-,  et  cependant,  semblable 
à une  liane  dont  on  a coupé  le 
tronc  , et  qui  tient  toujours  serré  , 
même  après  sa  mort , l’arbre  qu’elle 
aimait  , Odérahi  tenait  ma  main 
dans  la  sienne  : je  ne  pouvais  la 
quitter  ? sans  que  , par  une  sorte 
d’instinct , elle  ne  la  cherchât  : elle 
était  agitée  jusqu’à  ce  que  je  la  lui 
eusse  rendue  , et  alors  son  visage 
était  plus  calme  ; elle  la  pressait  sur 
son  cœur  : j’étais  obligé  de  rester 
auprès  d’elle  dans  une  attitude  gê- 
nante , le  plus  léger  mouvement 
éveillant  ses  alarmes  , et  resserrant 
ses  étreintes.  Ourahou  , assis  sur  sa 
natte , la  tête  dans  ses  mains,  était 

immobile , comme  Toiseau  qui  ca- 

< < 


IL~3t.'J-~Mi  m JF  MW?'*—— 


• ODÉRAHI.  207 
che  sa  tête  dans  ses  ailes,  en  atten- 
dant la  mort  : Omourayou  debout, 
la  tête  appuyée  sur  son  coude  posé 
contre  le  pilier  de  la  tente  , regar- 
dait tristement  Odéralii  ,et  ses  yeux 
étaient  baignés  de  pleurs  : Omaïra 
préparait  les  breuvages,  cherchait 
à placer  son  amie  dans  la  situation 
lapins  commode  , et  prenait  à peine 
le  temps  de  nourrir  son  fils  $ enfant 
infortuné  qui  buvait  avec  son  lait 
les  larmes  de  sa  mère  l 

Odérahi  s'éteignait  dans  nos  bras 
comme  un  flambeau  qui  n'a  plus 
d’alimens  : la  mort  était  assise  sur 
sa  natte  ; son  horrible  présence  fai- 
sait  tressaillir  nos  âmes  ! nous  étions 
tristes , corames  des  hommes  que 
l’on  va  tuer.  Quand  la  fièvre  rendait 
à Odérahi  une  partie  de  ses  forces  , 
elle  nous  tenait  des  discours  d’une 
expression  déchirante, 

« Je  te  demande  pardon , bon- 
ami  , disait-elle,  de  partir  avant 
toi  pour  le  pays  des  âmes  l j’aurais 
du  ne  pas  quitter  la  terre  avant  toi , 
afin  que  tu  ne  pleurasses  pas  sur 
ma  natte  de  mort  ; j’aurais  dû  me 


O D É 


A H I. 


contenter  de  ton  amitié  ! je  sais  que 
ma  vie  est  nécessaire  à la  tienne  : 
je  t’avais  dit  qu’il  m’importait  peu 
d’être  ton  épouse  ou  ton  esclave  , 
pourvu  que  je  fusse  auprès  de  toi  ; 
mais  le  chagrin  a troublé  ma  raison  ; 
il  m’a  empêché  d’entendre  la  voix 
du  Grand  être  ; il  a pesé  sur  mon 
arrie,  et  l’a  brisé  , comme  le  hibou 
bri  se  le  jeune  arbre  sur  lequel  il  se 
repose.  ? 

» Je  te  vois  me  cherchant  dans 
les  bois  , t’arrêtant  dans  les  lieux  où 
nous  nous  sommes  assis  ; je  t’entends 
te  dire  à toi-même  , en  pleurant  : 
c’est  ici  qu’était  Odérahi  ; mais  elle 
n’y  est  plus  ! et  tes  larmes  coulent 
en  abondance.  Quand  tu  iras  chez 
tes  amis  , tu  marcheras  triste  et 
solitaire  ; en  entrant  dans  leur  tente, 
ils  te  demanderont  : où  est  ton 
Odérahi  ? tu  n’auras  pas  la  force 
de  répondre  ; tes  larmes  diront  pour 
toi  : Odérahi  n'est  plus  ! Souvent 
dans  les  ténèbres  , tu  verras  mon 
ame  dessinée  sur  la  toile  de  ta  tente  , 
ou  passant  à travers  les  arbres  de 
la  forêt  ! tu  portes  mon  image  sur 


ODERAHI.  209 

ton  cœur;  elle  se  changera  en  une 
plaie  profonde,  que  tu  ne  pourras 


guérir. 


*>  Je  vois  mon  père  seul  sur  sa 
natte  , pleurant  nuit-et  jour,  sans 
prendre  de  nourriture  , jusqu’à  ce 
qu’il  vienne  me  rejoindre  dans  le 

pays  des  âmes Ourahou  , bon- 

ami  , ne  pleurez  pas  ! Mon  arrie 
voltigera  sans  cesse  autour  de  vous  ! 
quand  vous  irez  dans  les  bois,  vous 
entendrez  ses  soupirs  mêlés  au  mur- 
mure des  vents  ! quand,  au  milieu 
de  la  nuit,  vous  serez  plongés  dans 
vos  tristes  pensées  ; vous  entendrez 
sa  voix  fugitive  , comme  celle  de 
l’écho  ; elle  se  mêlera  aux  chants 
de  mort  des  jeunes  femmes  qui  pleu- 
reront sur  sa  tombe  : quand  vous 
viendrez,  pendant  la  nuit , y verser 
des  larmes , elle  fera  tressaillir  vos 
cœurs  ! Et  toi,  pauvre  bon-ami, tu 
brûleras  d’amour  pour  Odërahi  , 
qui  ne  sera  plus  ! tu  connaîtras 
toute  la  force  de  mon  attachement, 
lorsqu’il  ne  pourra  pins  faire  ton 
bonheur  ! » 

Sa  voix  s’éteignit  j elle  resta  une 


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210  O D É R A H I. 
nuit  entière  sans  parler  : le  lende- 
main , elle  parut  vouloir  se  ranimer, 
pour  dire  à son  père  : 

^ Bon-père  Ourahou  , pardonnes 
à bon  ami  ! tu  vois  qu’il  renonce  à 
son  épouse  du  Nord , pour  être  ton 
fils  ! aime- le  toujours  ! laisse-le  se 
reposer  sur  ta  natte  $ ce  n’est  pas 
lui  qui  est  la  cause  de  ma  mort. 
Lorsque  les  Chippewais-m’ont  fait 
prisonnière,  je  n’aurais  pas  voulu 
être  l’épouse  de  l’un  d’eux  ; bon- 
ami  n’a  pu  me  prendre  pour  son 
épouse,  il  en  avait  une  autre  dans 
son  cœur.  Je  t’en  prie  , Bon-père  , 
reçois-le  sur  ta  natte  ! lorsque  mon 
arne  reviendra  près  de  toi,  elle  sera 
triste  et  désolée  , si  elle  ne  le  voit 
pas  à tes  cotés  ! 

» Et  vous , Omourayou  , Omaïra, 
recevez  mon  père  et  mon  époux 
dans  votre  tente  ! adoptez  l’un  pour 
votre  grand-père , l’autre  pour  votre 
frère  ! ne  les  laissez  pas  seuls  dans 
leur  cabane  , qui  sera  vide  quand  je 
n’y  serai  plus.  La  loi  de  notre  pays 
et  mon  cœur  vous  invitent  à satis- 
faire ines  derniers  désirs  ! Ne  s ouf- 


O D E R A II  I.  211 
frez  pas  que  mon  aine  ressente  après 
ma  mort  l’atteinte  de  la  douleur  ; 
j’ai  assez  souffert  pendant  ma  vie  ! » 
Odérahi  eut  une  crise  violente  , 
dont  les  accès  réitérés  nous  rem- 
plissaient de  frayeur  ; lorsqu’elle  fut 
calmée,  elle  dit  en  soupirant  : 

« Adieu  , Bon- père  ! Adieu  Bon- 
ami  , l’époux  de  mon  cœur  ! Adieu  ! 
Omourayou,  Omaïra , les  amis  de 
ma  jeunesse  ! mon  ame  s’en  va  !... 
Encore  , si  je  pouvais  espérer  de 
vous  revoir  dans  le  pays  des  âmes  ; 
mais  hélas  ! le  Grand-père  des 
hommes  ne  me  recevra  peut-être 
pas  dans  sa  tente  ; il  me  dira  , lors- 
que je  voudrai  y entrer;  va  t’en  ! tu 
as  troublé  l’ordre  de  la  nature;  tu 
m’as  désobéi  ! 

•*  \ "■  t » ' 

Bon-ami , « ajouta  t-elie  en  me 
serrant  la  main , en  m’invitant  par 
signe  à approcher  mon  oreille  de 
sa  bouche  « : un  grand  fardeau  pèse 
sur  mon  cœur , soulèves- le  avec 
moi  ! Le  chagrin  avait  égaré  ma 
raison  ! mon  esprit  n’a  plus  entendu 
la  voix  du  Grand- être  , qui  me  dé- 
fendait de  quitter  la  yie  : réunis*  toi 


212  O D E R A H I. 

à mon  père , à mes  amis  ; que  leur 
enfant  élève  avec  vous  ses  mains 
vers  lui  pour  obtenir  mon  pardon  !... 
Quoi  ! il  faut  te  quitter  ! iï  faut  re- 
noncer au  bonheur  de  t’aimer  !..  Ah  ! 
garde  bien  le  souvenir  d’une  femme 
qui  t’adorait  ! x>  Elle  me  serra  la 
main  avec  force  ^ses  yeux  brillaient 
d’une  flamme  surnaturelle  : « Me 
pardonnes- tu } ajouta-t  elle  , de  te 
quitter  au  moment  où  l’amour  en- 
trait dans  ton  cœur  !...  Adieu  ! 
bon-ami  ! le  poison  que  j’ai  mangé 
me  tue! 

— Oh  mes  amis  ! m’écriai  je  ! 
Odérahi  s’est  empoisonnée  ! cueillez 
à la  hâte  de  ces  fruits  qui  chassent 
la  mort  ! 

Omourayou  , plus  rapide  que 
l’éclair  , courut  en  chercher  ; mais 
il  nous  fut  impossible  d’ouvrir  la 
bouche  d’Odérahi , la  mort  avait 
posé  la  main  sur  sa  victime. 

Ee  poison  lent  qui  la  consumait 
atteignant  son  cœur,  tous  ses  mem- 
bres, ses  joues,  son  sein  desséchés 
se  gonflèren  t?  et  repriren  t leur  forme 
naturelle;  son  visage  s’embellit  du 


ODÉRAHI.  2i3, 

* A *'  * 1 * ; 

coloris  de  la  jeunesse  : elle  était 
belle  comme  un  esprit,  mais  immo- 
bile; la  mort  parait  sa  victime  pour 
aiguiser  notre  douleur.  Ses  yeux 
étaient  fixés  sur  moi.  sans  mouve- 

• ' i 

ment  : son  corps  continuant  à s’en- 
fler , perdit  bientôt  tonte  sa  beauté  ; 
des  taches  livides  chassèrent  les 
couleurs  de  son  teint  ; sa  main 

y 

quitta  la  mienne  ; il  sortit  un  éclair 
de  ses  yeux  : elle  expira. 

Nous  nous  précipitâmes  sur  elle, 
comme  une  mère  sur  son  enfant 
qu’une  flèche  vient  de  frapper  ; nous 
nous  écriâmes  : « Odérahi  ! Odé- 
ralii  ! ne  nous  quitte  pas  ! . ..  cc  Elle 
est  morte  ! dit  Omourayou  d’une 
voix  lugubre;  » et  nous  tombâmes 
tous,  comme  des  guerriers  frappés 
par  le  casse  tête. 

Ourahou  , Omourayou  , égarés 
par  la  douleur  , se  perçaient  les 
bras  avec  leurs  flèches  ; Omaïra  se 
faisait  des  entailles  profondes  dans 
les  jambes  avec  une  coquille  ; ils 
faisaient  couler  leur  sang  sur  Odé- 
rahi en  poussant  des  cris  aigus. 
Leurs  lamentations  douloureuses 

- ■ **''*!?  ■ i 


214  ODER  A HI. 

appelèrent  des  guerriers,  qui,  voyant 
Odérahi  étendue  sans  mouvement, 
réunirent  leurs  cris  à ceux  de  mes 
amis,  et  se  firent,  comme  eux,  des 
blessures  profondes. 

Je  restais  immobile  auprès  du 
corps  d’Odérahi , comme  un  époux 
frappé  de  la  foudre  dans  les  bras 
de  son  amie  : Ourahou  , soutenu 
par  deux  guerriers , car  toutes  ses 
forces  s’étaient  écoulées  avec  son 
sang,  Ourahou  me  dit  d’une  voix 
forte  9 mais  souvent  interrompue 
par  les  sanglots  : 

cc  Tu  as  brûlé  le  corps  de  celle 
qui  t’avait  sauvé  des  flammes  ! tu 
as  déchiré  le  cœur  d’Odérahi  qui 
t’avait  détaché  du  poteau  de  mort  ; 
tu  as  tué  ta  mère  ; tu  m’as  tué,  moi 
qui  f avais  donné  ma  fille  poiir 
épouse  ! ta  vue  enflamme  ma  colère  ; 
va-t’en  ! ta  présence  souillerait  son 
corps  ! va  dans  les  forêts  où  repo- 
sent les  os  des  Hommes-barbus  tués 
par  les  Hommes-routes,  dis  leur  : 
Guerriers, réjouissez- vous  ! que  vos 
os  tressaillent  d’allégresse  ! j’ai  tué 
la  fille  d’un  chef;  j’ai  tué  la  plus 


* 


ODÉRÀHI.  ai5 

belle  des  femmes  rouges  , l’or- 
nement de  toutes  les  nations  de 
l’Ouest  ! 

Qo  and  les  remords  dévoreront 
ton  cœur  , tu  iras  pleurer  sur  sa 
tombe  ; mais  tu  n’y  trouveras  plus 
qu’un  spectre  de  feu , reste  de  la 
flamme  céleste,  dont  le  Grand-père 
des  hommes  l’avait  animée  : ce 
spectre  effrayé  s’envolera  devant 
toi.  Son  image  te  suivra  jusqu’au 
tombeau,  comme  un  cadavre  que 
l’on  attache  au  corps  de  celui  qui 
l’a  tué  ,pour  le  punir  de  son  crime!  >* 
Mon  ame  plia  sous  le  poids  de  la 
malédiction  de  mon  père,  comme 
le  voyageur  plie  sous  le  poids  de  la 
foudre  qui  le  frappe.  Deux  guerriers 
me  prirent  par  la  main  : «Eloignes- 
toi , me  dirent-ils,  ne  fais  pas  de 
peine  à ton  père  ! la  douleur  égare 
son  esprit  \ il  ne  reconnaît  pas  son 
_ füs  ; mais  son  cœur  est  bon , il  te 
recevra  encore  sur  sa  natte. 

Omoiirayou  me  conduisit  à sa 
tente  $ je  marchais  , enveloppé  des 
ténèbres  du  trépas  , à travers  les- 
quelles je  voyais  Odérahi  , belle 


( 


rxiô  ODERAHI. 

comme  une  fleur  , étendue  sur  sa 
natte  de  mort;  j’entendais  les  cris 
de  son  père  , d’Ümaïra  ; mes  forces 
m’abandonnaient  ; Omourayou  me 
soutenait  dans  ses  bras. 

Il  me  laissa  seul  un  instant , pour 
voler  auprès  de  son  épouse  : alors  , 
poursuivi  par  les  cris  lamentables 
qui  déchiraient  mon  cœur , je  pris 
la  fuite  dans  les  bois  ; et  là,  sem- 
blable à un  orignal  blessé,  qui  at- 
tend la  mort  sous  son  buisson  , je 
restai  jusqu'au  jour  suivant,  sans 
m’apercevoir  que  le  soleil  avait  déjà 
quitté  la  terre  ; car  mon  aine  était 
absorbée  par  la  douleur. 

Des  cris  plaintifs  qui  retentis- 
saient dans  mon  cœur,  me  réveil- 
lèrent du  sommeil  de  la  mort  : 
c'étaient  les  parens  d’Odérahi  qui 
portaient  son  corps  à la  forêt.  Ils 
passèrent  si  près  de  moi  , que  je 
distinguai  mon  père  , mes  jeunes 
amis,  et  toutes  les  femmes  qui  ai- 
maient Odéraiii.  Elles  déchiraient 
leurs  nattes  et  leurs  tresses,  se  frap- 
paient la  poitrine  , élevaient  vers 
le  ciel  leurs  bras  et  leurs  yeux 

inondés 


ODERAHL  sï7 

inondés  de  pleurs  , et  se  faisaient 
des  entailles  profondes,  pour  ex- 
primer leurs  regrets. 

La  crainte  de  troubler  le  cortège 
me  retint  aux  pieds  de  l’arbre  près 
duquel  j’étais  : je  souffrais  plus 
qu’un  prisonnier  attaché  au  poteau 
de  mort;  leurs  cris  portaient  sur 
mon  cœur.  Lorsque  je  vis  passer 
près  de  moi  le  corps  d’Odérahi  en- 
veloppé dans  des  fourrures , et  porté 
sur  des  branches  par  quatre  jeunes 
liües  éplorées  , je  rompis  mes.liens, 
et  me  reunis  aux  guerriers  qui  sui- 
vaient le  cortege  ; je  me  perçai  les 
bras  avec  des  dents  de  poissons  9 
afin  que  la  douleur  pût  me  distraira 
de  tourrnens  plus  cruels.  Les  guer- 
riers m’aperçurent  et  me  placèrent 
au  milieu  d eux  , pour  me  faire  sui- 
vre le  corps  jusqu’à  l’arbre  sur  les 
blanches  duquel  on  le  déposa. 
Toutes  les  jeunes  amies  d’Odérahi  9 
son  pere , Omourayou  , Omaïra  sa 
coupèrent  les  cheveux  et  les  sus- 
pendirent aux  branches  de  l’arbre 
ou  les  posèrent  sûr  l’herbe  au^ 
dessous  du  corps  \ les  guerriers 

K 


318  ODÉRAHI. 

et  les  femmes  chantèrent  tour*  à- 

tour  : 

C HOE  U R* 

T 

«<ï  Odérahi  ! pourquoi  partir  sitôt 
pour  le  pays  des  âmes?  belle  comme 
une  fleur,  tu  ne  devais  pas  quitter 
la  terre  avant  d’avoir  donné  des 
fruits  à ta  nation  ! 

Les  Guerriers. 

» » ■'  • 

Quand  nous  pleurions  sur  les 
corps  de  nos  épouses , de  nos  en- 
fans  , ta  voix  se  joignait  à nos  tristes 
accens  , nous  nous  taisions  pour 
t’entendre  ; on  eût  dit  que  la  voix 
consolante  du  Grand  être  soutenait 
notre  courage  ; elle  faisait  couler 
nos  larmes  avec  plus  d’abondance  ! 
Qui  nous  eût  dit  alors  que  nos 
pleura  couleraient  bientôt  sur  ta 
tombe  ! 

Les  F em  mes, 

Odérahi  ! tu  étais  la  plus  belle  des 
Nadouëssises)  tous  les  jeunes  gens 


' * ; V- 


ODÉRAHI.  219 
s'empressaient  autour  de  toi,  en  di- 
sant : que  je  serais  heureux  de  La- 
voir pour  épouse  ! mais  tu  ne  les 
écoutais  pas  , et  celui  que  tu  aimais 
n a pas  voulu  de  toi  ! Le  chagrin  a 
troublé  ton  esprit  , a égaré  ton 
coeur;  et  toi  ! qui  étais  si  belle,  si 
douce  et  si  bonne, toi  dont  laine 
devait  s’envoler  paisiblement  vers 
le  Grand-être,  comme  l’oiseau  qui 
regagne  son  nid  , tu  es  morte  dans 
les  contorsions  du  désespoir  ! le 
poison  a détiré  tes  nerfs  ; un  leu 
dévorant  a brûlé  tes  chairs , dessé- 
ché ton  sang  • tu  as  péri  comme 
une  fleur  brûlée  par  le  soleil  ; il  ne 
nous  reste  plus  d’Odérahi  qu’un, 
corps  inanimé  ; son  a me  est  partie 
pour  le  pays  des  âmes  : celles  de 
nos  peres  s’assembleront  autour 
d elle,  et  lui  diront  en  gémissant  ; 

CfiOEüa, 

Oderahi!  pourquoi  venir  sitôt  dans 
le  pays  des  aines?  belle  comme  une 
fleur  , tu  ne  devais  pas  quitter  la 
terre  avant  d avoir  donné  des  fruits 
à !*a  nation  l 

K 2 


. •: 


■y. , 

H 


O D E R A H I. 


Les  Femmes. 


Grand-père  des  hommes , reçois 
Odérahi  sur  ta  natte  ! pardonne-lui 
d’avoir  quitté  la  terre  avant  que  ta 
voix  l’eût  appelée  auprès  de  toi  ! 
ne  pouvant  plus  supporter  le  poids 
de  la  douleur,  elle  s’est  jetée  dans 
tes  bras  paternels  ; pourrais-tu  la 
repousser  ? 


Les  Guerriers. 


Grand-père  des  hommes  , reçois 
l’ame  d’Odérahi  dans  ta  tente  ! 
toute  la  nation  des  Nadouëssis  élève 
vers  toi  ses  mains  suppliantes  pour 
obtenir  son  pardon  : Arrête  tes 
regards  sur  tes  enfans!  écoute  leurs 
voix  qui  s’élèvent  vero  toi  , du  mi- 
lieu du  vallon  dans  lequel  ils  sont 
rassemblés  ! 


Les  Femmes. 


Et  vous  , grands-pères  des  Na- 
douëssis, recevez  au  milieu  de  vous 


O D É R A II  I.  aai 
Famé  d Odérahi  ! essuyez  ses  pleurs; 
car  elle  gémira  sans  cesse  , errante 
et  plaintive,  jusqu’à  ce  qu’elle  soit 
réunie  à celui  qu’elle  aimait  ! 

C H OS  U R* 

Odérahi  ! pourquoi  partir  sitôt 
pour  le  pays  des  aines? belle  comme 
une  fleur,  tu  ne  devais  pas  quitter 
la  terre  avant  d’avoir  donné  des 
fruits  à la  nation  ! » 

Les  sanglots  redoublèrent  après 
ces  tristes  chants  ; la  nuit  couvrit  ce 
spectacle  de  son  voile  sombre  ; on 
alluma  des  flambeaux  ; Ourahou  fit 
alors  retentir  les  airs  de  ces  doulou- 
reux accens  : 

« O ma  fille,  pourquoi  partir  si- 
tôt pour  le  pays  des  âmes?  tu  laisses 
ton  malheureux  père  étendu  sur  sa 
natte  de  mort  ! 

» J’ai  vécu  trop  long-temps  ! ma 
fille  part  avant  moi  pour  le  pays  des 
âmes  : brulee  par  le  leu  de  l’amour, 
elle  s est  dessechee  dans  le  sein,  de 
son  malheureux  père  ! 

» Odérahi  ! la  fille  de  mon  cœur  ! 


g 


Ü22.  ODE  R A H I. 
pourquoi  partir  si  tôt  pour  le  pays 
des  âmes  ! tu  laisses  ton  malheureux 
père  assis  sur  ta  natte  de  mort  ! son 
feu  va  s’éteindre)  toutes  les  plaies 
de  son  corps  vont  se  rouvrir  : il  ne 
rallumera  pas  son  feu  ) il  ne  pan- 
sera pas  ses  plaies  ; il  attendra  la 
mort,  parce  que  tu  n’es  pas  auprès 
de  lui  J 

y O mes  frères  ! vous  avez  vu  sou- 
vent mes  yeux  se  remplir  de  larmes 
de  joie  , lorsque  ma  fille  brillait  au 
milieu  de  vous , comme  une  fleur  ! 
lorsque  j 'entendais  sa  voix  éclatante 
pénétrer  à travers  vos  accens  , et 
faire  garder  le  silence  à toutes  ses 
compagnes  ravies  par  la  beauté  de 
ses  chants. 

^ Et  vous  , jeunes  guerriers  , qui 
vous  empressiez  autour  d’elle  , qui 
me  preniez  la  main  , et  me  suiviez 
dans  les  combats  pour  vous  rendre 
dignes  d’être  son  époux  , ne  venez 
plus  dans  ma  tente  ) je  n’ai  plus 
d’Odérahi  ! 

» M’auriez-vous  dit  qu’un  jour  , 
dans  ma  triste  vieillesse  , je  verrais 
étendue  sur  la  terre  ma  fille  chéiie , 


ODERAHI.  2*3 
celle  qui  devait  me  fermer  la  pau- 
pière ? 

» Oderahi  ! pourquoi  partir  si  tôt 
pour  le  pays  des  âmes  ? tu  laisses 
ton  malheureux  père  étendu  sur  sa 
natte  de  mort  ! 

32  Et  toi  ! Grand-père  des  hommes, 
reçois  dans  tes  bras  ma  fille  chérie? 
pourrais-tu  chasser  de  ta  natte  celle 
que  tu  formas  de  la  flamme  la  plus 
pure  ? n’a-t-elle  pas  assez  souffert  ! 
Toute  sa  vie  ne  fut  qu’une  bonne 
action  : elle  était  toujours  attentive 
à faire  le  bonheur  de  ses  parens  : 
jamais  elle  ne  fit  verser  de  larmes, 
si  ce  n’est  des  larmes  d’amour,  ou 
celles  que  nous  répandons  aujour- 
d’hui sur  sa  natte  de  mort  ! Le 
chagrin  l’a  renversée  } ne  lui  ten- 
dras-tu pas  une  main  paternelle? 

^ O mes  frères  ! élevez  vos  mains 
vers  le  Grand-être  , conjurez-le  de 
recevoir  Oderahi  dans  sa  tente  pa- 
ternelle ! 

^ Mais  non  ! que  vos  accens  n’in- 
terrompent pas  le  silence  imposant 
de  la  nuit  ! j entends  la  voix  plain« 


S24  OBERA  h I. 

tive  d’Odérahi , elle  vient  consoler 
son  malheureux  père  ! 

33  O ma  fille  ! tes  paroles  incer- 
taines qui  se  confondent  et  se  pro- 
longent avec  le  murmure  des  vents, 
me  font  tressaillir  ! Oh  ciel  ! Je  la 
vois  !...  Quelle  est  pâle  !...  Tu 
ïuis  ton  père  ! pourquoi  ne  l'en- 
traines-tu  pas  avec  toi  dans  la 
tombe  ? pourquoi  nos  âmes  ne  se 
sont-elles  pas  envolées  comme  deux 
colombes  qui  évitent  la  tempête,  et 
se  réfugient  dans  les  sombres  fo- 
rêts ! » 

Les  échos  répétèrent  ces  tristes 
accens  : la  nuit  était  brûlante  ; des 
meteores  enflammés  promenaient 
dans  les  bois  leurs  formes  ignées  , 

que  les  Indiens  supersticieux  croient 

être  des  âmes  de  leurs  parens  ; les 
guerriers  effrayés  par  leur  aspect  et 
par  Je  murmure  des  vents  qui  étei- 
gnirent leurs  pâles  flambeaux  , pri- 
rent la  fuite  , et  me  laissèrent  seul 
auprès  des  tristes  restes  d ’Odérahi. 

cc  Ame  d’Odérahi  , m’écriai  je  , 
pardonne-moi  les  tour  mens  affreux 
que  je  t ai  fait  souffrir  5 le  remords 


O D E R A H I.  2^5 

ronge  mon  cœur  ! A présent  que 
tu  n’es  plus  auprès  de  moi  , je 
suis  comme  un  enfant  abandonné 
par  sa  mère  : je  t’appelle  : Odérahi  i 
Odérahi  ! tu  ne  me  réponds  pas  , 
mais  les  remords  accourent  à ma 
\oix  comme  les  ours  accourent  pour 
dé  vorer  l’enfant.  C’est  moi  qui  t’ai 
fait  dessécher  d’amour  ;et  le  Grand- 
être,  pour  me  punir,  allume  dans 
mon  cœur  la  flamme  la  plus  vive... 
O mon  épouse  ! aine  de  ma  vie  ? 
pourquoi  me  fuir  ? pourquoi  te 
soustraire  à mes  tendres  caresses  ? 
entends  la  voix  gémissante  de  ton 
malheureux  époux  ! ne  le  laisse 
pas  seul  sur  la  terre , dévoré  de  re- 
grets ! :» 

Une  voix  lugubre  se  mêla  au 
souffle  des  vents  ; c'était  celle  de 
mon  père  qui  était  revenu  près  du 
corps  de  sa  fille. 

« Tu  as  tué  ton  épouse,  dit-il , et 
tu  la  conjures  d’écouter  ta  voix  ! 
brûle  à présent  d’une  flamme  ar- 
dente ! son  ame  ne  s approchera  pas 
de  la  tienne  ; tu  lui  fais  horreur  ! 
éloigne-toi  plutôt  de  sa  tombe  j ta 

Ko 


ai.6  ODER  A H I. 

présence  l’effarouche  , elle  ne  vien- 
drait plus  consoler  son  père  ! 

*>  Ingrat  ! tu  as  refusé  de  prendre 
ma  fille  pour  ton  épouse  ! tu  n’as 
pensé  qu’à  toi  dans  ce  refus...  Plus 
îéroce  que  celui  qui  tourmente  un 
captif,  tu  as  tué  ton  amie  la  plus 
tendre  ; tu  Pas  livrée  aux  sombres 
Tapeurs  de  la  mélancolie  ; tu  Pas 
vue, d’un  œil  tranquille^  dessécher 
sous  tes  yeux  ; brûlée  par  un  feu 
que  tu  pouvais  éteindre  ! chargé 
de  faire  son  bonheur , puisqu’elle 
s’était  confiée  à toi , tu  l’as  sacrifiée 
à l’espoir  d’une  plus  grande  félicité 
que  tu  ne  goûteras  jamais.  Car  ne 
crois  pas  trouver  ton  bonheur  près 
de  ton.  épouse  du  Midi  ! Si  tu  la 
revois,  l’image  de  ma  fille  te  pour- 
suivra jusque  dans  ses  bras  ! les  re- 
mords empoisonneront  tes  plaisirs  1 
ton  cœur  est  bon  et  sensible , il  ne 
pourra  pas  oublier  le  sort  de  la 
malheureuse  Odérahi.  du  te  diras  : 
si  j’avais  été  moins  avide  de  jouis- 
sances , je  l’aurais  arrachée  des 
mains  de  la  mort  ! O mon  fils,  si 
tu  avais  pu  renoncer  à tes  vaines 


ODERAHL 
espérances*  tu  aurais  connu  le  bon- 
heur ! parcours  à présent  toutes  les 
contrées  , et  trouve  , si  tu  le  peux, 
une  femme  qui  t’aime  autant  que 
ma  fille  t’aimait  ! » 

Ces  paroles  de  mon  père  firent 
jaillir  mes  larmes  ! son  cœur  était 
bon  , comme  celui  de  tous  les  In- 
diens ; malgré  son  excessive  dou- 
leur , il  fut  touché  de  mon  malheu- 
reux sort. 

« O mon  fils  ! ajouta-t-il , que 
vas  tu  devenir?  tu  aimais  Odérahi; 
tu  versais  tes  larmes  dans  son  cœur  ! 
hélas  ! tu  l’appelles  en  vain  , elle 
n’est  plus  ! pleure  ! pleure  ! ma  fille 
ne  vit  plus  ? Quel  nuage  épais  a 
donc  couvert  tes  yeux  ? tu  aimais  à 
rester  auprès  d’Qdérahi  ; c’était  ton 
unique  jouissance  ! je  te  l’aurais 
donnée  pour  épouse  ; tu  aurais  bu 
le  plaisir  à chaque  instant  de  ta 
vie  ! je  t’aimais  dans  mon  cœur  : 
que  j’aurais  été  joyeux  de  voir  tes 
enfans  , les  enfans  d’Odérahi  jouer 
sur  ma  natte  ! cruel  Ontéréé , tu  as 
tué  ton  épouse,  tu  as  tué  ton  père  ! 
tu  me  fais  horreur  et  pitié  ! Errant 

K 6 


228  ODÉRAHI. 

dans  les  forêts  , ou  assis  sur  ta  natte, 
les  cruels  remords  déchireront  ton 
cœur , jusqu’à  ton  dernier  soupir  : 
le  Grand-être,  pour  te  punir,  al- 
lume dans  ton  sein  un  ardent 
amour  ! tu  aimes  ton  épouse  quand 
elle  n’est  plus  ! tu  n’a  pas  assez 
connu  , quand  elle  vivait , tout  son 
mérite  et  ses  vertus  ! Pars  à pré- 
sent ! parcours  toutes  les  nations, 
et  trouve , si  tu  le  peux , une  femme 
qui  t’airne  autant  que  ma  fille  t’ai- 
mait ! 

35  Si  tu  avais  renoncé  à tes  espé- 
rances , tu  aurais  connu  le  bonheur  : 
mais , hélas  ! qu’il  t’en  coûtera  pour 
expier  ton  crime?  bientôt  tu  n’auras 
plus  de  père  ; la  voix  plaintive  d’O- 
dérahi , les  gémissemens  d’Ourahou 
retentiront  sans  cesse  dans  ton 
cœur  ! 

— Bon  père,  pardonne-moi  ma 
faute  ! laisse  moi  te  presser  dans 
mes  bras  ! mes  larmes  couleront  sur 
ton  visage  ; elles  éteindront  le  feu 
de  ta  colère  ! elles  soulageront  mon 
cœur  déchiré  par  les  regrets  ! 

— Non  ! non  ! n’approche  pas  de 


ixmsm» 


O D É R A H I,  229 

moi  ! Je  t’aime,  mais  j’aurais  honte 
de  presser  dans  mes  bras  le  meur- 
trier de  ma  fille  ! ^ 

Ourahou  me  laissa  seul  , auprès 
du  tombeau  d’Odérahi  : je  voulais 
le  suivre  ; je  ne  pouvais  quitter  les 
tristes  restes  de  mon  épouse  : j’étais 
comme  un  orignal  percé  de  flèches  ; 
il  ne  peut  se  reposer  sur  la  terré  9 
sans  enfoncer  les  flèches  dans  son 
cœur;  il  ne  peut  fuir,  ses  forces 
l’abandonnent;  il  attend  la  mort. 

Le  soleil  éclaira  ces  lieux  ; la  na- 
ture me  parut  couverte  du  voile  de 
la  mort.  Plusieurs  jeunes  femmes  de 
la  bourgade  venaient  pleurer  sous 
le  corps  d’Odérahi  ; je  me  cachai , 
pour  entendre  leurs  chants.  Elles 
se  percèrent  les  bras  avec  des  dents 
de  poissons,  se  coupèrent  les  che- 
veux , et  les  posant  sur  le  corps  de 
leur  amie  , elles  chantèrent  : 

« Odérahi,  la  plus  belle  des  Na- 
douëssises  , n’est  plus  ! lorsque 
les  alliés  viendront  à la  bourgade 
danser  à l’ombre  de  l’arbre  de  la 
paix  , ils  se  diront  : où  est  donc 
la  belle  femme  ? Nous  leur  répou- 


11 


1 

t 


s3o  OBÉRA  H I. 

cirons , en  pleurant  : Odérahi  n’est 
plus  ! 

» Odérahi  n’est  plus  ! tandis  que 
nous  pleurons  , les  ennemis  de  la 
nation  se  réjouissent  ; leurs  jeunes 
femmes  se  disent  en  riant  : Odérahi , 
la  plus  belle  des  Nadouëssises,  n’est 
plus  ! 

» Odérahi  n’est  plus  ! son  corps 
est  suspendu  à l’arbre  de  mort  ; 
les  vents  l’agitent  en  murmurant, 
comme  les  tourmens  de  l’amour 
ont  agité  son  cœur.  Les  vieillards 
regrettent  celle  qui  pansait  leurs 
plaies  , qui  allumait  le  courage  des 
jeunes  gens  ; les  mères  regrettent  le 
modèle  des  jeunes  filles;  les  jeunes 
gens  , celle  dont  un  regard  récom- 
pensait leux  bravoure  , dont  la  pré- 
sence enflammait  leurs  âmes,  celle 
dont  chacun  espérait  être  l’époux. 
Toute  la  nation  est  en  pleurs  ; 
Odérahi  n’est  plus  ! 

^ Odérahi  n’est  plus  ! chacun  de 
nous  a perdu  une  amie  qui  lui  don- 
nait de  sages  conseils  , une  sœur 
qui  venait  la  consoler  quand  elle 
pleurait  sur  sa  natte  ; un  bon  esprit 


O D É R A II  I.  z3i 

qui  apaisait  les  querelles.  On  ne 
dansera  plus  dans  la  bourgade  ; 
Odérahi  n’est  plus  ! Celui  qu’elle 
aimait  mourra  bientôt  ; car  le  feu 
de  l’amour  le  plus  tendre  brûle 
dans  son  cœur  ! il  périra , ce  brave 
guerrier  qui  a rendu  la  nation  vic- 
torieuse ! en  vain  lui  dira-t-on  de 
se  conserver  pour  la  nation;  il  ré- 
pondra : pourquoi  vivraiqe  encore  ? 
Odérahi  n’est  plus  ! 

Odérahi  ! pourquoi  partir  si  tôt 
pour  le  pays  des  âmes  ? ton  père  , 
tes  amis  vont  te  suivre  ; tous  les  or- 
nemens  de  la  nation  vont  périr  : 
Odérahi  n’est  plus  ! » 

Ces  tristes  paroles  retentissaient 
dans  mon  cœur  ! les  jeunes  femmes 
se  retirèrent  ; mais  il  en  vint  beau- 
coup d’autres  ; car  la  douce  Odérahi 
était  chérie  par  tontes  ses  compa- 
gnes : je  restai  plusieurs  jours  au- 
près de  son  corps,  nourrissant  ma 
douleur  de  leurs  plaintes , de  leurs 
regrets. 

Omourayou  vint  enfin  me  trou- 
ver , et  me  dit  : « Si  tu  restes  dans 
les  bois  , le  chagrin  rongera  ton 


202  O D É R A.  H r. 

cœur  : viens  plutôt  pleurer  avec 
nous  , tes  larmes  seront  moins  cui- 
santes. w Je  le  suivis  comme  un 
enfant  qui  a perdu  sa  mère  , suit 
en  pleurant  la  femme  qui  l’adopte. 
Je  marchais  la  tête  penchée  ; mes 
genoux  pliaient  sous  la  main  de  la 
mort  ! lorsque  j’entrai  dans  la  tente 
de  mes  amis  , notre  réunion  aug- 
menta notre  douleur  ! nous  pous- 
sâmes des  cris  qui  attirèrent  les  ha- 
bitans;  ils  vinrent  poser  leurs  mains 
sur  nos  têtes  et  versèrent  des  larmes , 
en  disant:  « Frères , que  vous  êtes 
malheureux  ! 33 

Bientôt  l’excès  de  la  douleur  me 
chassa  de  la  tente  : j’étais  comme 
rhoinme  qui  vient  de  commettre 
un  crime  ; je  ne  savais  où  me  ca- 
cher; j’avais  honte  de  moi-même. 
Poursuivi  par  le  remords  , je  m’en- 
foncais dans  les  bois,  je  gravissais 
les  montagnes  , j’appelais  Üdérahi, 
je  la  cherchais  dans  les  lieux  où 
j’avais  coutume  d’aller  avec  elle  , et 
le  trait  qui  perçait  mon  cœur  ne 
me  quittait  pas  : la  douleur  le  tenait 
étroitement  serré,  comme  le  carca- 


O D È R A H I.  233 

jou  qui  s'est  élancé  sur  un  daim  f 
et  qui  enfonce  ses  griffes  dans  son 
corps  : le  daim  fuit  avec  la  rapidité 
de  Téclair,  emportant  avec  lui  l’en- 
nemi qui  suce  son  sang , et  le  fait 
tomber  sur  la  terre  : je  tombais  aussi, 
renversé  par  la  fatigue , et  j’appelais 
la  mort.  Si  je  trouvais  un  fruit  em- 
poisonné, je  le  cueillais  avec  em- 
pressement , je  le  portais  à ma 
bouche  : ce  Tu  iras  revoir  Odérahi  ! » 
me  disais- je  \ une  force  secrète  m’ar- 
rêtait la  main  5 je  croyais  entendre 
une  voix  rue  crier  : ce  Ontéréé  9 le 
Grand- être  te  défend  de  mourir  ! 
le  fleuve  des  tourmens  n’a  pas 
encore  lavé  ton  crime  ! oseras-tu 
paraître  devant  lui , encore  teint  du 
sang  de  ta  mère  ? » Je  prenais  la 
fuite  comme  un  enfant  qui  entend 
le  sifflement  d’un  serpent.  L’image 
de  mon  épouse  expirante  me  pour- 
suivait ; elle  entretenait  dans  mon 
cœur  le  feu  de  l’amour  le  plus  ten- 
dre, et  les  regrets  dévorans. 

^ Grand-êtfre,  m’écriais-je,  daigne 
me  rappeler  auprès  de  toi  ! n’ai  je 
pas  assez  souffert  ? mon  ame  se 


234  O D É R A H I. 
réunirait  à celle  d’Oclérahi  ; elles 
ne  se  sépareraient  plus  ! *>  Les  re- 
mords accouraient  à ma  voix  , et 
déchiraient  mon  cœur. 

Ornourayou  avait  suivi  mes  tra- 
ces; je  l’aperçus  à travers  les  arbres  : 
il  était  en  sueur  ; ses  vêtemens 
étaient  déchirés  ; les  épines  avaient 
écorché  ses  jambes.  Sa  vue  renou- 
vela ma  douleur  ; il  vint  auprès  de 
moi  , posa  ses  mains  sur  ma  tête  , 
sans  parler  ; il  pleura  long  temps  j 
puis  il  dit  : 

te  Ontéréé  , je  ne  reconnais  plus 
mon  arni  ! je  croyais  avoir  un  guer- 
rier pour  frère  , et  ce  n’est  qu’une 
femme  qui  ne  peut  supporter  la  dou- 
leur. 

— Oui , cher  Ornourayou  , je  suis 
faible  comme  une  femme  qui  aime  : 
j’ai  vu  étendue  sur  sa  natte  de  mort , 
l’épouse  de  mon  cœur  ; c’est  moi 
qui  l’ai  tuée;  à présent  qu’elle  ne 
vit  plus,  je  l’aime  comme  tu  aimes 
O m air  a l 

— Viens  pleurer  avec  elle  , nos 
larmes  soulageront  tes  regrets.  55 

Je  suivis  Ornourayou  , et  lorsque 


O D É R A H I.  2.35 
nous  fûmes  dans  sa  tente,  il  dit  a 
son  épouse  : 

cc  Qu’Ontéréé  est  à plaindre,!  à 
présent  qu’Odérahi  ne  vit  plus,  son 
cœur  brûle  d’amour. 

— Pauvre  Ontérée,  dit  Omaira  , 
mes  larmes  coulent  sur  ton  cœur  ; 
que  tu  as  dû  souffrir  ! pourquoi  fauî- 
il  que  tu  ne  connaisses  le  mérite  de 
cette  amie  que  lorsqu’elle  n’est  plus  ! 
Elle  ne  vivait  que  pour  toi  ; elle 
était  esclave  de  tes  volontés; tu  étais 
son  aine  ! toujours  attentive  à faire 
ton  bonheur  ; elle  te  sacrifiait  ses 
goûts,  ses  plaisirs  : depuis  que  tu 
étais  dans  sa  tente  , on  ne  la  voyait 
plus  dans  nos  jeux  ; elle  n’allait 
plus  voir  ses  amies  : toutes  ses  pen- 
sées étaient  pour  toi  ; elle  avait  re- 
jeté les  vœux  des  plus  braves  guer- 
riers. Odérahi  était  un  bon  esprit  ; 
elle  était  la  mère  de  ton  bonheur  ! » 

Omaira  avait,  par  son  discours, 
aiguisé  mes  regrets  ; son  époux 
voulut  ranimer  mon  courage  , il 
me  dit  : 

ec  Le  Grand-père  de  ma  famille 
m’a  souvent  répété  : Mon  fils,  si  la 


ii 


1 


" . / , ;-V 


fM; 


EX! 


A H I. 

mort  t'enlève  ton  épouse  et  tes  en» 
fans  , ne  pleure  pas  toujours  5 mais 
quitte  ta  tente  ; le  mouvement 
chasse  le  chagrin  : va  dans  les 
tentes  des  guerriers  blessés  ; reste 
auprès  d’eux  pour  chasser  l’ennui 
qui  repose  sur  leurs  nattes  ; apporte» 
leurdesplantesnouvelles  ; vachasser 
pour  eux  : faire  du  bien  est  le 
baume  de  tous  les  maux  de  la 
vie  ! 

35  Allons , Ontéréé  , lève-toi  de 
ta  natte  de  douleur  ! imite  le  castor 
dont  on  a tué  l’enfant;  il  reste  un 
instant  auprès  de  lui  > le  flaire  en 
grommelant  , et  va  continuer  les 
travaux  de  sa  nation, 

35  Quand  Odérahi  était  étendue 
sur  sa  natte  de  mort,  brûlée  par  le 
feu  de  Y amour,  nous  avons  pleuré 
sur  elle  ; mais  à présent  qu’elle  est 
dans  le  pays  des  âmes , auprès  de 
sa  mère  Wanissa,  à présent  qu’elle 
est  heureuse  , je  ne  pleure  plus  que 
pour  toi.  Pourquoi  cache-tu  ta  tête 
dans  tes  mains  comme  l’oiseau  qui 
cache  sa  tête  dans  ses  ailes  , en  at- 
tendant la  mort  ? Un  chef  de  guer- 


O D E R A H I.  h37 

riers  ne  doit  pas  mourir  comme  une 
femme.  Les  nuages  se  sont  accu- 
mulés sur  ta  tête  ; la  foudre  a éclaté 
près  de  toi , elle  a frappé  ton  épouse  , 
et  tu  verses  des  larmes  de  sang;  je 
pleure  sur  toi  ! Il  posa  ses  mains 
sur  ma  tête,  et  l’arrosa  de  ses  lar- 
mes. « Mais  le  ciel  peut  s’éclaircir  ; 
la  foudre  s’éloigner,  et  le  temps  te 
conduire  au  bonheur.  Ton  épouse 
du  Nord  n’est  pas  étendue  sur  sa 
natte  de  mort;  peut-être  tes  frères 
viendront- ils  te  chercher,  et  le  coup 
qui  te  déchire  sera  le  père  de  ta 
félicité. 

^ Odérahi  n’est  plus  ; mais  toute 
la  nation  n’est  pas  morte  avec  elle  ; 
tu  as  encore  des  amis  ! va  pendant 
la  nuit  pleurer  sous  l’arbre  d’Ûdé- 
rahi;  mais  travaille  pendant  le  jour 
pour  l’utilité  de  la  nation  ! elle  doit 
être  pour  toi  une  épouse, une  mère, 
une  amie  ; tout  ton  cœur  doit  lui 
appartenir.  Va  dans  les  conseils 
donner  de  sages  avis  ! conduis  les 
guerriers  à la  chasse , à la  guerre  ; 
fais  voir  que  tu  aimes  ton  pays  ! » 
Je  suivis  Omourayou  à la  tente 


2,38  O D É R A H I. 
du  conseil , à la  chasse;  j’allai  voir 
les  guerriers  blessés  ; et  partout,  je 
portai  avec  moi  l’image  d'Odérahi , 
partout  je  trouvai  des  objets  qui 
renouvelaient  ma  douleur;  i’enten- 
dais  des  paroles  qui , comme  des 
flèches  de  feu,  perçaient  mon  cœur. 

Omourayou  voyant  que  tous  ses 
efforts  , pour  dissiper  mes  regrets  , 
étaient  inutiles  , me  dit  un  jour  : 

ce  Ontéréé,  as-tu  donc  oublié  que 
l’homme  ne  vit  pas  pour  lui  seul  , 
qu’il  doit  sacrifier  ses  désirs  pour 
ne  pas  faire  souffrir  ceux  qui  l’ai- 
ment ? ton  oubli  a fait  mourir  la 
douce  Odérahi  ; que  sa  mort  parle 
à ton  cœur  ! je  t’airne  comme  mon 
frère  ; Omaïra  t’aime  comme  l’ami 
de  son  époux  ; nos  enfans  t’appel- 
lent leur  père  , ta  douleur  nous  fait 
souffrir  : veux-tu  donc  aussi  nous 
quitter  pour  aller  dans  le  pays  des 
âmes  ? oublies-tu  que  tu  as  un  père 
qui  t aime  encore  , qui  pleure  sur 
sa  natte , parce  qu’il  n’a  plus  d’en- 
fans  ! va  le  consoler  , ne  vis  pas 
que  pour  toi  î prends  garde  qu’en 
te  couchant  sur  ta  natte  de  mort , 


\ 


O D É R A H I.  z39 
tu  n’entrâmes  avec  toi  un  jeune 
guerrier  , son  épouse  et  son  fils  ! 
je  te  le  répète , tu  es  l’ami  de  mon. 
cœur , je  ne  puis  vivre  sans  toi  ! 

35  Viens  voir  ton  père  Ourahou  ! 
je  lui  ai  parlé  de  toi  ; il  t’aime  tou- 
jours. * 

Je  le  suivis  jusqu’à  la  tente  de 
mon  père  ; en  entrant , il  me  cacha 
derrière  lui , et  dit  : 

« Père  Ourahou,  tu  avais  un  fils 
et  une  fille  que  tu  aimais;  la  mort 
ta  enlevé  ta  fille;  mais  ton  lils  vit 
encore,  veux-tu  le  revoir?  » 

Mon  père  ne  répondit  rien. 

? cc  Ecoute , bon  père , ton  esprit 
n’est  pas  faible , comme  celui  d’une 
femme  qui  perd  son  époux  : le 
souffle  de  la  mort  t’a  souvent  frappé; 
tu  dois  être  ferme , comme  le  grand 
arbre  de  la  forêt  tant  de  fois  ébranlé 
par  la  foudre  ! le  chef  des  guerriers 
ne  doit  pas  être  toujours  plongé 
dans  la  tristesse.  Je  sais  que  tu  as 
reçu  une  blessure  profonde  ; ton. 
fils  vient  la  guérir  ; veux*  tu  le 
revoir  ? 

» Tu  ne  réponds  rien  ! tu  veux; 


ï4o  O D É R A H I. 
donc  qu’il  meure  de  regrets? prends 
garde  ! c’est  un  bon  guerrier , la 
nation  te  le  redemanderait.  Bon- 

Î)ère , il  est  si  triste , il  verse  des 
armes  si  abondantes  ! Toi  qui  es 
*m  des  sages  de  la  nation , tu  dois 
savoir  que  l’homme  n’est  pas  le 
maître  de  son  cœur.  Il  aimait  Odé- 
rahi  comme  sa  mère  adoptive  $ elle 
aurait  voulu  qu’il  l’aimât  comme 
son  épouse  j le  pouvait-il , puisqu’il 
avait  une  autre  épouse  ? 

» Avant  de  condamner  ton  fils  à 
l’exil , mets- toi  à sa  place  ! les  grands 
pères  de  la  nation  te  l’ont  dit  : Ne 
condamne  jamais  les  actions  de 
ton  frère , avant  de  t ’ être  mis  à sa 
place  9 d’avoir  sondé  son  cœur , 
suivi  l’ordre  de  ses  idées , de  ses 
affections  ; avant  d’avoir  vu  si  , 
dans  la  même  situation  y tu  n au- 
rais pas  commis  la  même  faute  / 
Et  pourquoi  porter  le  désespoir 
dans  le  cœur  de  ton  fils  ; ce  n’est 
pas  lui  qui  te  frappe , il  n’est  que 
l’instrument  innocent  dont  se  ser- 
vent les  mauvais  esprits  : cède  à 
leur  volonté  ! crains  de  faire  deux 

malheureux 


O DÉ  R A HI.  s4l 

malheureux  par  ta  colère  ; ils  s’eu 
réjouiraient  ! 

» Dis  donc,  père  Ourahou,  veux- 
tu  recevoir  ton  fils  ? allons , ouvre 
tes  bras , qu’il  se  précipite  sur  toi 
presse-le  sur  ton  sein , réchauffe  son 
ame  glacee  par  la  douleur  ! 

t’entends- tu  pas  la  voix  de  ta 

■ <1U1  te  cIlt  Bon-père , pour- 

quoi ne  pas  exaucer  les  dernier* 

vœux  d’OJérahi  ? je  t’avais  prié* 

recevoir  mon  epoux  dans  ta  tente 
et  je  ne  l’y  vois  pas!  ' 

» Prends  pitié  de  ton  fils , reçois- 
le  dans  tes  bras  ! ’ Ç01S 

veuxle  Passer  sur  mon 

— Tu  le  veux  ! Tiens , le  voilà  » 
Pressez-vous  dans  les  bras  l’un  dé 

laTd’elo  r°rea  plus  «mre 

mnnn—?^  da"8  leS  b»S  de 
mon  pere  ; il  me  pressa  sur  son  sein . 

étJî:  uu  de  nies  larrQes  • "i 

e ait  immobile  , prêt  à mourir  de 

pïaisir  ; U reprit  ses  forces,  et  dit* 

« Oderala  , voilà  ton  frère  de  rel 

our , yiens  donc  le  voir  ! » pujs  -j 


342  ODERAHI. 
s’écria  : « Odérahi  n’est  plus  ! » Sa 
tête  et  la  mienne  retombèrent  dans 
nos  mains;  Omourayou,  debout  a 
nos  côtés , laissait  couler  ses  larmes 

6a  Ourahou , après  un  long  silence , 

6e  réveilla  du  sommeil  de  la  mort , 

et  me  dit  : t 

« Mon  fils  , ne  pleurons  plus  , 

nous  xte  sommes  pas  des  femmes  , 

mais  des  guerriers  ; _ Ie  Jett*  . 
large  peau  sur  ce  qui  s est  passe  , 
je  le  lois  pies  que  toi  ; tu  remplis 

“TvS  avec  moi , Omourayou  , 
ïe  veux  aller  m’asseoir  sur  ta  natte  ; 
je  serai  le  Grand-père  de  ta  fannlle, 
l’attendrai  dans  ta  tente  le  moment 
Lu  je  partirai  pour  le  pays  des  âmes  ; 
f’y1  trouverai  ma  fille  et  mon 

épouse  Wanissa  ! » . 

* Nous  allâmes  demeurer  dans  la 
tente  de  nos  jeunes  amis  paissant 
la  nôtre  déserte  , parce  qu  Oderahi 
n’y  était  plus.  Mon  père  parut  avoir 
surmonté  sa  douleur  ; »n  calffie 
agit  sur  mon  aine  ; le  pardon  q 

ar.rnrdé  m’obtlUt  celui  ® 


ODERAIU  243 

mes  frères  : mon  esprit  se  plongea 
dans  une  mélancolie  a laquelle  leulr 
pitié  donnait  quelques  charmes  $ ils 
m appelaient  rr  Coeur-piqué,  fai- 
sant allusion  a mes  malheurs. 

Lorsque  les  arbres  furent  dé* 
pouilles  de  feuilles , mes  frères  se 
préparèrent  à la  grande  fête  des 
Moits  , qu  ils  célèbrent  tous  les 
trente  ans  , pour  transporter  les 
rentes  de  leurs  parens  à la  grande 
caverne  situee  sur  les  rives  du 
fleuve.  Un  Héros  publia,  par  ordre 
du  conseil , que  ce  jour  était  arrivé  : 
a sa  voix,  la  bourgade  retentit  de 
eus  lamentables  , et  présenta  des 
scenes  de  désespoir  $ chacun  pleu- 
rait  ses  parens  , ses  amis  morts  de- 
puis la  fête  précédente  ; on  eût  dit 
que  la  dernière  génération  venait 
de  mounr.  Cette  voix  lugubre  ré- 
veilla la  douleur  de  mon  père,  de 
mes  amis  qui  se  roulèrent  sur  leurs 
nattes , se  percèrent  les  bras  et  les 

• 1 , ^ ^ de  poissons.' 

comme  .js  avaient  fait  à la  mort 

, Oderahi.  Us  sortirent  ensuite  de 

leurs  tentes  pour  aller  à la  forêt 

L a 


244  ODÉRAHI. 

chercher  les  corps  suspendus  aux 
arbres  ; ils  les  portèrent  aux  bords 
du  fleuve  , pour  laver  les  os  , en 
détacher  les  chairs , qu’ils  brûlaient, 
pour  ne  porter  que  le  squelette  à la 
cave  des  morts. 

C’était  un  spectacle  terrible  et  dé*- 
goûtant  à la  fois  que  celui  de  tous 
ces  cadavres  olfrant  tous  les  degrés 
de  putréfaction  , depuis  ceux  ense- 
velis dès  trente  ans,  jusqu’à  ceux 
décédés  la  veille  ; cadavres  hideux , 
portés  nu  à nu  par  des  hommes 
de  tous  les  âges.  Une  génération 
présente  conduisait  la  génération 
passée  au  tombeau  , dans  lequel 
clle^ même  devait  descendre  : une 
mère  portait  les  enfans  que  naguère 
elle  tenait  dans  ses  bras  5 un  époux, 
îa  jeune  épouse  qu’il  avait  pressée 
sur  son  sein  ; la  jeune  amante  , le 
guerrier  qu’elle  voulait  faire  asseoir 
sur  sa  natte  • leurs  tetes  dech&rnee 
retombant  sur  les  épaules  de  ceux 
qui  les  soutenaient,  frappaient  leurs 
joues  vermeilles  , présentant  ainsi 
le  contraste  affreux  de  la  vie  et  de 
h mort , des  débris  de  l’humanité 


0 


O D É R A H I.  245 

k côté  de  la  fraîche  et  vigoureuse 
jeunesse.  Je  vis  mon  père  Üurahou 
chargé  du  corps  de  sa  fille  qu’il 
tenait  par  les  mains  , suspendue 
derrière  lui  : la  longue  chevelure 
de  mon  épouse  couvrait  son  visage 
baigné  de  pleurs  5 Omourayou  mar- 
chait à ses  côtés , portant  celui  de 
Wanissa. 

Un  froid  mortel  glaça  mon  sang; 
je  tombai  au  pied  d’un  arbre , et  le 
voile  du  trépas  me  déroba  l’horreur 
de  cette  scène.  L’air  retentissait  de 
lugubres  cris  ; chaque  famille  chan- 
tait la  chanson  de  mort  $ ils  partirent 
pour  la  grande  cave,  et  je  restai 
seul  dans  les  bois,  jusqu’à  ce  cju’ils 
fussent  de  retour. 


O D È R A II  L 


246 

^m.mrurm^îM^SfSUmmmi  ■ — 

Mon  père  Ourahou  m'avait  dit 
souvent  qu’il  avait  jeté  une  large 
peau  sur  le  corps  d’Oder  ahi  , que 
je  remplissais  son  cœur  \ mais  je  vis 
bien  à l’altération  de  son  visage  , 
à sa  maigreur , à sa  faiblesse  , que 
le  chagrin  qu  i!  cachait  dans  son 
aine  le  dévorait  , comme  le  feu 
concentré  sous  un  amas  de  feuilles 
le  mine  lentement  3 je  vis  que  bientôt 
il  allaittomber  sur  lanatte  de  mort  ; 
mes  tendres  amis  s’en  aperçurent 
aussi  : nous  étions  tristes,  comme 
des  paren s autour  d’un  père  qui  va 
mourir  ; les  caresses  et  les  jeux  des 
enfansnenous  amusaient  plus, leur 
gaieté  nous  était  importune , et  nous 
envions  leur  insouciance. 

Omaïra  dit  à son  époux  : « Verse 
tes  larmes  dans  mon  cœur , Ourahou 
ne  veut  plus  rester  avec  nous,  il  se 
prépare  à partir  pour  le  pays  des 
âmes  , un  ver  ronge  son  cœur  , il  va 
tomber. 

— Chère  Omaïra,  répondait  son 
époux,  tes  paroles  portent  le  trouble 


O D É R A H I.  247 
dans  mon  cœur  ; quand  je  vois  mon 
père  et  mon  ami  prêts  à mourir  , 
mon  aine  rampe  sur  la  terre  acca- 
blée par  le  chagrin  : je  me  rappelle 
les  dernières  paroles  d’une  vieille 
femme  que  l’on  brûla  comme  sor- 
cière , parce  qu’eile  vivait  solitaire 
dans  les  bois  ! 33 

cc  Ah  ! si  l’on  savait  ce  qu’il  en 
coûte  pour  être  époux  et  père,  di- 
sait-elle^ s il  était  possible  de  pré- 
voir combien  de  maux  l’on  aura  à 
souffrir,  combien  d’inquiétudes  à 
dévorer,  combien  de  larmes  à ver- 
ser sur  la  natte  d’un  époux  , d'un, 
enfant  luttant  contre  la  maladie  , 
qui  oserait  contracter  aucun  lien 
d'amour?  Celle  qui  a un  époux  et 
des  enfans  vit  en  eux  , elle  a trois 
corps  sur  lesquels  le  chagrin  peut 
mordre  ; elle  ne  jouit  que  faiblement 
de  leurs  plaisirs , et  leurs  maux  por- 
tent sur  son  cœur.  S'ils  partent  pour 
le  pays  des  âmes,  elle  veut  les  sui- 
vre , et  souffre  plus  que  le  guerrier 
attaché  au  poteau  de  mort  ! 3> 
« Mais,  belle  Omaïra,  le  Grand- 
père  des  hommes  qui  a voulu  que 

L /j. 


. ï 

h 


248  . O D ]•  R A PT  T. 

leur  race  ne  périt  pas  <,  a décoré  îcs 
femmes  des  formes  les  pins  belles  , 
leur  a donné  des  charmes  qui  allu- 
ment dans  nos  cœurs  le  feu  de  cet 
amour  qui  nous  promet  tant  de 
plaisirs  5 et  nous  trompe  si  souvent.» 

Ces  paroles  me  troublent , m’in- 
quiètent ; je  suis  entouré  de  mes 
enfans  , de  mon  épouse  , de  mon 
père,  de  mon  ami;  d’affreux  pres- 
sentimens  m’agitent  ; je  tremble  , 
moi  qui  ai  si  souvent  bravé  la  mort  : 
hélas  , quand  elle  plane  sur  une 
tente,  elle  enlève  souvent  tous  ceux 
qui  l’habitent  : j’entends  le  bruit  de 
ses  ailes  ; des  larmes  involontaires 
coulent  de  mes  yeux  : Gmaira  , 
Tiens,  que  je  te  presse  sur  mon 
cœur  ; mes  enfans,  venez  embrasser 
votre  père  ! Grand  être  , voudrais- 
tu  me  séparer  de  tout  ce  que  j’aime  ? 
ô mon  épouse,  ô mes  enfans,  atta- 
chez-vous à moi  î 35  Omaïra  et  ses 
enfans  se  jetaient  sur  lui  pour  le 
combler  de  caresses  ; il  restait  im- 
mobile, sans  oser  leur  sourire. 

Cependant,  Ourahou  n’avait  plus 
la  force  de  sortir  pour  aller  voir  scs 


# 


O D E R A H I. 

anciens  amis  ; la  douleur  le  tenait 
attaché  sur  sa  natte  de  mort  : nous 
le  portions  à l'ombre  d’un  sassafras, 
nous  asseyant  auprès  de  lui.  11  jouait 
un  moment  avec  ses  petits  enfans  ; 
puis  tout- à- coup  promenant  ses 
regards  sur  la  bourgade  et  la 
prairie  : « Je  ne  vois  pas  Odérahi  » 
disait-il  ; il  cachait  sa  tête  dans  ses 
mains  , demandait  à rentrer  dans 
la  tente,  parce  que  la  vue  de  ces 
lieux  lui  rappelait  ses  malheurs. 

Omourayou  alla  dans  la  bourgade 
voisine  , avertir  un  habile  médecin  ; 
ami  de  mon  père.  Le  sage  vieillard 
vint , et  mon  père , après  avoir  fumé 
avec  lui  une  pipe  d’amitié,  lui  dit  : 

c<  Mon  vieil  ami,  mes  enfans  ont 
été  te  faire  lever  de  ta  natte , ils  ont 
eu  tort:  tues  venu,  je  t’en  remercie: 
j’aime  à voir  près  de  moi  un  ami 
qui  a tant  de  fois  guéri  mes  plaies; 
mais  n’espère  pas  guérir  celle  qui 
me  tue  ; mon  corps  tout  couvert 
des  blessures  que  j’ai  reçues  à la 
guerre,  de  celles  que  je  me  suis 
faites  à la  mort  de  mon  épouse , de 
ma  fille , est  comme  un  vieil  arbre 

L 5 


i 


MJ 


25o  ODER  A II I. 

creusé  par  un  ours  qui  y fait  sa 
retraite  ; le  moindre  vent  doit  le 
renverser  ; on  ne  peut  le  faire  re- 
verdir. Le  chagrin  s’est  placé  dans 
mon  cœur,  il  le  ronge,  le  vent  de 
la  mort  va  me  renverser  : n’espère 
faire  revivre  ; laisse-moi 
m’endormir  paisiblement  sur  ma 
natte.  Le  Grand-père  des  hommes 
m’appelle  : je  ne  crains  pas  de 
paraître  devant  lui  ; je  n’ai  jamais 
fait  de  mal  qu’aux  ennemis  de  ma 
nation  : j’ai  parcouru  le  sentier  de 
la  vie;  j’ai  bu  tour  à tour  dans  la 
coupe  du  plaisir,  dans  celles  des 
peines  ; j’ai  rempli  le  rôle  d’époux, 
de  père  et  de  vieillard;  je  me  suis 
occupé  toute  la  vie  du  bonheur  de 
ceux  qui  m’entouraient , sans  jamais 
les  sacrifier  à mes  jouissances  : j’ai 
servi  avec  zèle  ma  nation  ; tous  mes 
rôles  que  j’ai  remplis  du  mieux 
qu’il  m’était  possible  , sont  finis  : 
pourquoi  chercherai  je  à les  pro- 
longer? Une  seule  chose  m’afflige, 
c’est  de  voir  mes  pauvres  enfans 
pieurant  autour  de  moi  ; les  soupirs 
qu’ils  ne  peuvent  étouffer  me  dé- 


0 


O D E R A H I.  z5i 
cbirent  ! aies  pauvres  enfans,  ne 
pleurez  pas  ! nous  nous  reverrons 
un  jour  : je  vous  lai  dit  : la  vie 
n’est  qu’un  songe  , et  la  mort  un 
réveil  ; quand  votre  rêve  sera  fini  f 
vous  viendrez  dans  le  pays  des  aines 
où  nous  serons  tous  heureux;  mais 
jusque  là  vous  aurez  beaucoup  à 
souffrir  ! ô mon  vieil  aini,  toi  que 
le  temps  a rendu  le  conseil  des 
jeunes  gens,  soutiens  mes  enfans  ; 
je  te  recommande  surtout  le  Cœur- 
piqué  ! Omourayou  , Omaïra  ont 
des  enfans  qui  remplissent  leur 
cœur  ; quand  je  ne  serai  plus  , le 
malheur  augmentera  leur  attache- 
ment mutuel  ; ils  presseront  leurs 
enfans  dans  leurs  bras  , et  l’amour 
guérira  leurs  plaies  ; mais  le  fils 
aîné  de  mon  cœur  n’a  nas  d’épouse 
ni  d’enfans  ; il  a laissé  ma  fille 
partir  avant  lui  pour  le  pays  des 
âmes  : la  solitude  tue  1 homme  ; 
le  cœur  a besoin  d’aimer  ! prends 
jerarde  que  la  faim  ne  le  dessèche  ; 
fais- le  vivre  pour  la  nation;  car 
c’est  un  bon  guerrier. 

» Et  vous,  mes  enfans,  écoutes 

L 6 


f 


$5*  O D É R A H T. 

les  sages  avis  de  ce  vieillard  ; re- 
cevez-le  comme  un  père  sur  notre 
natte.  » 

Ourahou  cessa  de  parler;  il  était 
très- affaibli  ; le  lendemain  ii  reprit 
ses  forces , et  dit  à Omourayou  : 

»Mo:n  fils,  aime  toujours  Omaïra, 
comme  tu  l’aimes  à pr  ésent  : elle  est 
belle  comme  un  arbre  en  fleurs  ; 
mais  le  souffle  du  temps  fera  tom- 
ber toutes  ces  fleurs  ; ses  ailes  effa- 
ceront le  coloris  de  son  visage  ; un 
moment  viendra  où  elle  ne  pourra 
plus  te  donner  d’enfans  ; elle  sera 
moins  belle  ; alors  ne  délaisse  pas 
l’amie  de  ta  jeunesse  , celle  qui  a 
fait  ton  bonheur  en  écoutant  tes 
soupirs,  qui  t’a  soutenu  dans  ses 
bras  , lorsque  l’amour  qui  t'avait 
desséché  te  faisait  ramper  sur  la 
terre  ; celle  qui  pouvait,  par  son 
refus  , te  rendre  malheureux.  N’i- 
mite pas  certains  Hommes  rouges 
qui  accablent  leurs  femmes  sous  le 
poids  du  travail,  et  les  méprisent  ; 
vois  toujours  dans  ton  épouse  un 
être  sensible  et  faible,  dont  le  Grand- 
père  des  hommes  t a confié  le  bon- 


■ 


vT:-'-- 

: ■ ... 


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O D É R A H I.  253 
heur  ; lorsque  tu  paraîtras  devant 
lui , il  te  demandera  si  tu  l’a  rendue 
heureuse  ; fais  en  sorte  de  pouvoir 
lui  répondre  : ce  Oui  mon  père  ! » 

« Tant  que  tu  seras  jeune  et  vi- 
goureux, tu  pourras  peut-être  avoir 
moins  besoin  d’elle  ; mais  lorsque 
les  fatigues  auront  usé  tes  membres, 
lorsque  l’âge  aura  glacé  ton  sang  , 
une  épouse  qui  t’aime , qui  cherche 
à soulager  tes  tourmens  , te  sera 
nécessaire;  et  si  tu  l’as  maltraitée  , 
elle  sera  morte  de  chagrin  , ou  bien 
ta  conduite  aura  glacé  son  cœur  , 
elle  te  laissera  sur  ta  natte.  » 

Omaïra  dit  avec  empressement  : 
te  Oh  non  , je  ne  l’abandonnerai 
jamais  ! 

— J e crois  ton  bon  cœ ur , douce 
Omaïra  ; mais  un  rayon  qui  part  du 
soleil  est  brûlant  ; s’il  traverse  des 
nuages  il  se  refroidit;  il  en  serait 
de  même  de  la  flamme  qui  t’anime, 
si  ton  époux  te  maltraitait. 

« Et  toi-même,  quand  tu  seras 
moins  belle , quand  le  temps  aura 
calmé  le  feu  de  l’amour,  ne  fais 
pas  de  reproches  à ton  époux , s’il 


J 

I 


« •*- 


254  O D É R A H I. 

te  quitte  pour  aller  dans  la  chambre 
du  conseil,  s’il  te  parle  moins  , et 
s’occupe  à méditer  les  délibérations  $ 
il  devra  penser  plus  à la  nation  qu’à 
toi  : s’il  te  querelle  , sois  douce  et 
patiente  ; l’orage  passera  , il  revien- 
dra près  de  son  amie  , et  le  feu  de 
sa  tendresse  sera  plus  vif.  » 

La  voix  de  mon  père  s’éteignit 
avec  la  flamme  qui  l’animait, comme 
les  vents  qui  cessent  leur  murmure 
au  coucher  du  soleil.  Aussitôt  les 
airs  retentirent  de  cris  lamentables  ; 
ils  attirèrent  tous  les  guerriers,  et 
bientôt  la  natte  sur  laquelle  la  mort 
l'avait  étendue  fut  inondée  du  sang 
qui  sortait  des  blessures  profondes 
qu'ils  se  faisaient  pour  exprimer 
leurs  regrets.  On  posa  le  corps  de 
mon  père  sur  les  branches  de  l’arbre 
des  morts  $ des  poètes  chantèrent 
ses  exploits  ; ils  étaient  interrompus 
par  les  Gris  des  femmes  et  des  en- 
fans  qui  pleuraient  sur  le  corps  du 
vieux  chef. 

Sa  mort  frappa  mes  jeunes  amis 
au  cœur  : Omourayou  devint  som- 
bre eLrêveurj  malgré  son  courage  , 


O D E R A H I.  2.55 

des  larmes  involontaires  s’échap- 
paient de  ses  yeux  ; souvent  il  se 
précipitait  dans  les  bras  d’Omaïra  , 
serrait  ses  enfans  contre  son  sein  , 
puis  détournant  la  tête  pour  cacher 
ses  larmes  , il  restait  immobile 
comme  un  homme  frappé  de  la 
foudre.  D’affreux  pressentimens  dé- 
voraient son  cœur  ; il  me  disait  : 
« Ontéréé  , j’entends  toujours  le 
bruit  des  ailes  de  la  mort^  sa  main 
pèse  sur  mon  ame , et  l’écrase  : le 
ciel  au  bonheur  s’obscurcit,  je  vois 
des  nuages  sombres  s’accumuler  sur 
notre  tente  , la  foudre  est  prête  à 
nous  frapper.  Grand-père  des  hom- 
mes, si  j’ai  pu  t’offenser,  punis- 
moi  , mais  épargné  mon  épouse  et 
mes  enfans  ! Joi,  dont  le  cœur  est 
si  bon,  pourrais-tu  les  laisser  tom- 
ber sur  la  terre  ? Je  me  jette  dans 

Je  cherchais  à éloigner  ses  tristes 
pensées  , mais  il  ne  rn  écoutait  pas 
me  serrait  la  main  en  pleurant , et 
me  disait  : « Mon  cœur  est  effrayé 
comme  celui  du  cerf  qui  entend  les 
chasseurs  5 je  ne  sais  où  fuir  , où 


■■■■■■■■ÉanMnMHWHi 


0.56  ODÉRAH  I. 


conduire  mon  épouse  et  mes  en- 
fans  ! n’est- il  pas  d’asile  sur  la 
terre  qui  puisse  mettre  à l’abri  du 
malheur.  ^ 

Les  tristes  prcssentimens  de  mon 
ami  se  vérilièrent  \ il  périt  à la 
chasse,  écrasé  par  un  buffle  furieux 
qui  l’attaqua  à l’imprévu. 

La  mort  enleva  bientôt  sa  mal- 
heureuse épouse  qui  expira  dans 
mes  bras. 

Tant  de  malheurs  me  plongèrent 
dans  un  sombre  et  profond  déses- 
poir : le  sage  vieillard,  ami  de  mon 
père  m’emmena  dans  une  bour- 
gade éloignée,  il  me  lit  choisir  pour 
une  députation  chez  des  peuples  du 


Nord  il  m’accompagna  , et  par- 
vint , par  son  adresse  et  la  force 
cle  ses  discours  , à me  faire  re- 
noncer au  projet  que  j’avais  formé 
de  renoncer  à la  vie  dont  le  far- 
deau m’était  devenu  insupportable. 

« Qui  t’avait  donc  promis  , me 
disait-il  souvent,  qu’Odérahi , ton 
père  et  tes  amis  vivraient  toujours  ? 
Ne  devaient-ils  pas  partir  pour  le 
pays  des  âmes  , où  ils  sont  lieu- 


' ' . ' - - - ' • : . <- 

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■ " *^V-''v-  * - - ’ ' ‘ - • - 


O D É R A H I.  257 
reux  ? pourquoi  ne  t’es  tu  pas  pré- 
paré à leur  voir  faire  le  voyage  ? 
n’espères-tu  pas  les  y revoir  ? Si  un 
jongleur  te  prouvait  que  ton  arne 
n’est  pas  immortelle  , qu’il  n’existe 
pas  de  Grand -être,  que  tu  11’es 
qu’un  animal  jeté  au  hasard  sur  la 
terre  , exposé  à tous  les  maux  que 
le  temps  amène  avec  lui , tu  aurais 
raison  de  te  désoler  de  la  perte  de 
ceux  qui  embellissaient  ta  vie  ; mais 
tu  as  une  ame  que  le  Grand-être 
appelera  auprès  de  lui.  Tu  11’es 
qu’en  voyage,  toutes  les  épines  qui 
te  déchirent  restent  derrière  toi  ; tu 
arriveras  dans  un  beau  pays,  où  tu 
goûteras  le  bonheur. 

^ Pourquoi  donc  avoir  attaché  ta 
félicité  à des  objets  dont  tu  n’étais 
pas  le  maître  ? Tu  as  fait  comme 
ces  enfans  qui  trouvent  un  joli 
perroquet,  le  chérissent  et  se  lamen- 
tent lorsqu’il  vient  à mourir.  Tu 
ne  pouvais  t’assurer  pour  la  vie  de 
l'existence  de  ton  Oiérahi , de  ton 
père  , de  tes  amis  ; tu  devais  t’at- 
tendre à les  voir  tomber  sur  la 
natte  de  mort  : le  Grand-être  pou* 


1 

L 


a58  ODER  A HI. 

vait  les  rappeler  à lui , il  l’a  fait  : 
oseras-tu  le  blâmer? 

IX>  Ton  imagination  t’avait  trompé, 
en  te  promettant  que  le  bonheur 
d’avoir  Odérahi  pour  épouse  serait 
plus  vif  qu*il  ne  pouvait  être  ; elle 
te  trompe  encore , en  te  disant  que 
sa  perte  doit  te  faire  quitter  la  vie  : 
le  plaisir  après  lequel  on  a soupiré 
se  présente  , on  est  étonné  de  le  * 
trouver  si  faible  , ou  de  le  voir 
diminuer  ; le  mal  que  l’on  avait 
redouté  comme  le  plus  cruel  de 
tous  y nous  frappe  , et  le  temps 
nous  amène  des  consolations  im- 
prévues ; souvent  il  se  sert  du  mal- 
heur pour  nous  ménager  des  plai- 
sirs : tu  ne  savais  pas  que  pour 
trouver  la  félicité  > il  ne  faut  pas 
la  poursuivre.  Le  Grand-  père  des 
hommes  leur  a distribué  les  maux 
et  les  biens  par  portions  fixées  dans 
sa  sagesse;  le  temps,  les  lieux,  la 
situation  n’y  peuvent  rien  changer  ; 
et  toujours  on  augmente  ses  peines, 
en  voulant  augmenter  ses  jouis- 
sances. 

» Le  sage  se  contente  de  la  part 


0 


O D É R A H I.  z5ç> 

cle  plaisir  que  le  temps  lui  amène  ; 
il  souffre  avec  patience  les  maux 
qui  le  frappent  : il  a calculé  jus- 
qu’où peuvent  aller  la  méchanceté 
des  hommes,  l’insouciance,  la  lé- 
gèreté de  ses  amis , et  la  rigueur  du 
sort  ; rien  ne  l’étonne  plus  ,*  tout 
est  dans  l'ordre  établi  par  la  nature  ; 
il  s’y  soumet  sans  se  plaindre , parce 
qu’il  n’a  pas  assez  de  pouvoir  pour 
empêcher  une  seule  feuille  de  tom- 
ber de  l’arbre  qui  l’a  nourrie.  Lors- 
que la  douleur  fait  peser  le  temps 
sur  son  cœur , il  le  fait  marcher 
plus  rapidement  , en  étudiant  les 
propriétés  des  plantes  , pour  savoir 
panser  les  plaies  des  guerriers  ; en 
instruisant  les  jeunes  gens  , en  leur 
apprenant  à être  vertueux  pour 
avoir,  moins  à souffrir  $ il  sait  que 
travailler  pour  le  bonheur  des  hom- 
mes est  le  seul  palliatif  de  nos 
J11  aux*  Attends'tout  du  Grand  être  ! 
il  fait  penetrer  la  consolation  jus- 
ques  dans  la  tente  de  mort  de  l’in- 
fm  aine  captif  • il  attache  à chaque 
situation  des  plaisirs  qui  ne  sont 
que  pour  elle.  » 


. 

- 


' ' . > :< 


! I 


260  ODÉHA  II  I.  . 

J’ai  suivi  les  conseils  de  ce  sage. 
Une  longue  suite  de  lunes  a éclairé 
ma  tente  solitaire  ; depuis  ces  jours 
de  mort , j’ai  vu  tomber  autour  de 
moi  tous  les  amis  de  ma  jeunesse  ; 
et  je  n’ai  eu  d’autre  consolation 
que  celle  de  tracer  sur  l’écorce  le 
récit  de  mes  malheurs;  je  suis  seul 
debout  au  milieu  de  leurs  corps 
couchés  dans  la  tombe  , mes  tristes 
regards  se  promènent  sur  eux  ; ici 
est  mon  épouse  Odérahi,  là  mon 
père  Ourahou  et  mes  jeunes  amis  , 
Omourayou  , Oinaïra  ; j’entends 
leurs  âmes  plaintives  qui  m’appel- 
lent : Ontéréé  , viens  te  réunir  à 
nous  dans  le  pays  des  aines  ! 

O mes  amis,  j’irai  bientôt  vous 
rejoindre  ; j’ai  parcouru  le  long  et 
pénible  sentier  de  la  vie  ; j’ai  arrosé 
de  mes  larmes  et  de  mon  sang  les 
épines  dont  il  est  hérissé  ; mon  exis- 
tence n’a  été  qu’un  long  supplice  ; 
le  temps  a fait  tomber  toutes  les 
feuilles  de  l’arbre  de  vie  , il  n’en 
reste  que  l’écorce;  le  chagrin  a dé- 
voré son  cœur,  le  vent  de  la  mort 
va  le  renverser  , et  mon  ame  se  réu- 


. V V:V  ' 


O D É R A H I.  *6 1 

nira  à vos  âmes,  pour  n’être  plus 
séparée  d’elles;  j usque-là  vous  vivrez 
dans  mon  souvenir. 

J’ai  fait  le  plus  de  bien  qu’il  m’a 
été  possible  ; et  du  moins  , après  ma 
mort,  ma  tombe  ne  sera  pas  déserte  ; 
des  cœurs  reconnaissais  viendront 
l’arroser  de  pleurs  ! 


F I N, 


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4 


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